Le temps d'un passage

A l'ombre des Géants

 Préface

 

"Il doit en être ainsi : idolâtre du geste, du jeu et du délire, nous aimons les risque-tout tant en poésie qu'en philosophie. Tao Te King va plus loin qu'Une Saison en Enfer ou Ecce Homo. Mais Lao-tse ne nous propose aucun vertige, alors que Rimbaud et Nietzsche, acrobates se démenant à l'extrême d'eux-mêmes, nous invitent à leurs dangers. Seuls nous séduisent les esprits qui se sont détruits pour avoir voulu donner un sens à leur vie."                Cioran

            Ils sont mes amis, mes conseillers, mes pères. Enfant multiple, fragmenté au-delà de mes modestes facultés d'assemblage, sans eux, je serais fracassé au fond d'une cave, cernés par les rats et les jouets cassés, la liqueur du dépit, les souffrances sans nom ni origine définis mais entretenues au long des générations. Je les cite souvent – remèdes, huiles essentielles. Je tiens à les partager parce qu'ils me distraient, me sauvent de moi, m'invitent en d'autres vies que je n'aurais pu concevoir en leur absence. Hélas, si ces glorieux sont morts dans leur chair sans la moindre interruption de leur souffle, les cécités nécessaires au profit de l'actualité les dissimulent derrière l'écran de fumée du temps. Quant aux inconnus de longue date ou aux tous nouveaux jeunes fous, la grande loterie fera son office, les emportera à travers les âges de lecteur en lecteurs ou les oubliera vite ou leur déniera même le droit d'exister… En leur temps, cependant, ils auront peut-être eu leur chance. Faust, La Divine Comédie, ou les pensées de Marc-Aurèle, mais aussi le Dahlia Noir, Dalva ou le dernier Dantec, sont des lianes lancées aux enlisés de la vie, pas aux exégètes lettrés. Il s'agit donc de redistribuer un principe actif confisqué par les universitaires ou ignoré par l'instinct grégaire. Dans l'entre-deux désolé, des hommes de bonne volonté fouillent, cherchent, creusent et… passent. Citer, c'est donner l'adresse d'un supplément de vie. Ce que je suis aujourd'hui, ce que je dis et que je fais, ne serait pas sans eux. Pas exactement. Ne pas citer, c'est au mieux se rendre coupable de confiscation du savoir, au pire, s'imaginer que l'on est ce que l'on est, lecteur et/ou auteur, indépendamment d'eux. Si certains préfèrent se prendre ou se faire passer pour les héros de leur extraction, pour ma part il n'en est rien. Il m'a été donné, je restitue.

"Un livre n'est pas seulement un ami, il vous aide à en acquérir de nouveaux. Quand vous vous êtes nourri l'esprit et l'âme d'un livre, vous vous êtes enrichi. Mais vous l'êtes trois fois plus quand vous le transmettez ensuite à autrui."                       Henry Miller

 


 

 
À L'OMBRE DES GEANTS

 

 

                        "Le salaud!". Mon admiration ainsi exprimée, il arrive que le livre traverse la pièce et s'écrase sur le mur d'en face. Certains auteurs et leur(s) personnage(s), suscitent chez moi une telle incompréhension du miracle renouvelé que mon admiration peut en effet devenir violente. "Comment est-il arrivé a nous faire rencontrer quelqu'un?" Comment avec ces simples mots simples, John Fante a-t-il pu nous donner la nausée à partir d'un ridicule cageot de clémentines? Seul pitance de l'écrivain désargenté, on en bouffe avec lui jusqu'à sentir monter l'écÅ“urement, à ne plus retenir que l'acidité du trop-plein… Rêves de Bunker Hill transpose à peine la vie de l'auteur, mais avec ce sens du détail globalisant qui donne une vie réelle au "je" du roman. Aucune image ne pourra nous satisfaire autant. C'est moi qui bouffe le cageot de clémentines… "Le salaud!". En plus, c'est fini.

 

 

                        Bien sûr, Antoine Volodine a dû éprouver la légitime satisfaction de celui à qui est décerné un beau prix, celui des lecteurs. Mais nous sommes quelques-uns, mal embouchés, à regretter que son livre échappe à la rareté à laquelle sa qualité le vouait. Des Anges Mineurs, c'était enfin un possible signe de ralliement. Quelque chose d'indéfinissable qui faisait plus sûrement la différence que la blancheur des dents, le statut social ou la couleur des antennes de votre interlocuteur. Lors d'une soirée quelconque, une femme-étincelle, Scorpion ascendant Liane, avec un regard de fée lubrique et d'évidentes dispositions pour la Kundalini en vénusien dans le texte… Vous lui tendez un verre de jus d'orignal 1ère génération… Vous ne quittez pas ses yeux dont l'or scintille à travers les bulles… Et là, sur un ton neutre, vous lui dites : "Des Anges Mineurs". Deux options… 1) Regard vide ou soupçon d'interrogation polie… Pas plus grave que ça, le monde est vaste. Au pire, on peut oublier Volodine le temps d'une nuit alcaline… 2) En retour mesuré, vous entendez : "Oui.". Voix de ventre, remontée parfaitement maîtrisée, vérification instantanée de l'état d'alerte des capteurs sensoriels… Malgré vos circuits d'assistance continue, vos jambes fléchissent quelque peu. Se pourrait-il… Oui, c'est elle. Elle que j'ai croisé en 2058 à la correspondance de Joinville Le Pont. Elle lisait la biographie de Volodine sur son lector intégré mais j'avais décrypté une citation du 21ème narrat sur son iris. Je me souviens, son absence consciente était inversement proportionnelle à la densité de sa présence. On change de dimension, l'identification se fait hors repères normés. C'est l'un de ces privilèges qui crée les communautés, reconstitue les fratries égarées. Et maintenant, c'est foutu. Il a eu le prix. Dans les soirées, il va d'abord falloir faire le tri, écarter ceux qui n'auront imprimé que le bandeau rouge…

            P.S. Le Siméon des Saisons de Maurice Pons a échappé, lui, à la dilution dans le nombre. Certes, d'année en année, le cercle s'agrandit. Mais sans tapage. Souterrainement, par le strict jeu secret des passeurs non-professionnels. D'année en année, on surveille de plus près les ongles incarnés. La séance d'amputation que subit Siméon par la main d'un bourreau voué au pire a laissé sa trace. Que le gros orteil tombe et c'est un nouveau claudiquant particulier qui arrive parmi nous. Il est toujours le bien venu. Dans ce cauchemar saisonnier aussi improbable que probant, nous ne seront jamais de trop pour maintenir les pluies à niveau et finir l'alcool de lentilles.

 

 

                        À couilles abattues, il a baisé la grosse hollandaise pour quelques billets ponctuels. Il a aussi cru que Kierkegaard était le chaînon manquant entre lui et Dieu. Mais à travers les pages torrides et désespérées de Septentrion, il a aussi semé quelques nuits, plus libertaires qu'étoilées, au long desquelles on peut s'entretenir avec nos tripes à ciel ouvert. De l'autre côté veille un petit matin blême. Recroquevillé sur un banc, pas une thune en poche, à la porte d'un "ami" dont la femme, peut-être… Rupture de horde pour cause d'irrespect fonctionnel. Bas les masques et la messe est dite. Un peu plus tard, la genèse du Livre interdit par la bêtise au pouvoir, sa vie sous le manteau, sa réédition, sa nouvelle vie, son histoire dans les Carnets de Louis Calaferte, ajoutent encore au sentiment d'avoir vécu un intérieur ignoré, participé à l'expression d'un destin. Le personnage entre au panthéon personnel, pénètre l'intemporel, il n'aura plus jamais d'âge. Sa dérive a changé de couleur, ses lueurs ont abordé nos rives. Il était le seul, ce "je", à pouvoir dire : "Passer à côté des êtres, les manquer, nous ne faisons que ça pendant toute une vie.". Ensuite, il y a ces dix-sept lignes minérales traitant des essentialités, sur le jeu de l'amour et de la dépendance, juste en bas de la page 162 de l'édition originale. Puis, "Le soir s'infiltre par la fenêtre. Nous vivons nos dernières minutes dans l'enclave des sensations fragiles. Pour qu'elles soient brusquement pulvérisées autour de nous, il suffira d'une parole ou d'un geste.". Magie cristalline. A-t-il suffi d'écrire "nous" pour que s'incarne et se partage cette mélancolie? Insondable alchimie de l'écriture, la vie offerte en pâture, en fusion, au contact du secret intime. Ein Soph, l'infini de l'Infini des kabbalistes. "Au commencement était le Sexe" et Calaferte n'était pas loin, sa plume indiquait déjà le nord.

 

 

                        Il faut avoir traversé la banlieue de L.F. Céline, à pieds, de nuit, vers 1920, avec Ferdinand Bardamu. C'est à ces carrefours du temps et de l'écriture que s'est forgée la crédibilité acide d'une vision dont la restitution reste, à ce jour, sans équivalent. Voyage au bout de la nuit a mangé l'Afrique, liquidé New York, "la ville debout", anéantit les notions communes au lecteur - plaisir, découverte, éducation ou voyeurisme. Avec Le Voyage, désormais c'est : place au trip! Catalogue de la misère humaine à qui l'on tendrait bien la main, si le sentiment oppressant que tout est irrémédiablement foutu depuis le chemin des dames ne vous fracassait pas à ce point. "L'homme est lourd! Si lourd!" Et puis, bastingage et sirènes, un gros frisquet brumeux qui vous prend à la gorge… On remonte son col en tirant sur la couette… C'est que Bardamu, on s'appuie ses angoisses depuis un demi globe et quelques tatouages d'horreur pure! On promène notre regard fêlé par la guerre de 14 sur les vers de la reconstruction, celle du pire. La connexion avec l'invisible est irréversible. Jusqu'à ce que le remorqueur siffle… "…son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l'écluse, un autre pont, loin, plus loin… Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne et nous, tout qu'il emmenait, la Seine aussi, tout, qu'on n'en parle plus." Ça siffle encore après… Longtemps après…

 

 

            Fernando Pessoa était un petit bonhomme gris portant chapeau, lunettes et moustaches. Il écrivait des poèmes sans issue retraçant des paysages croisés plusieurs vies auparavant. Son intelligence vaine habitait le monde méprisé des étoiles, lui se tenait reclus aux bons soins de son tailleur – même sur les photos, ses souliers cirés craquent pas à pas. Homme de tout siècle, ses fers martelaient benoîtement les promenades de la désolation. Intranquille jusqu'à l'immobilité, il méditait ses rêves à l'ombre des planètes dont il calculait l'orbe d'un regard nostalgique. Sa toute petite vie tenait dans une malle mais était assez vaste pour accueillir plusieurs âmes. De leurs ailes tombaient les plumes qu'il trempait dans l'encre. C'est en ces instants où il devenait l'un des autres qu'il éprouvait le plus grand besoin d'évoquer la réalité. Elle l'a rattrapée assez tôt, un jour de 1935, mais elle dut très vite déchanter. Certes, les souliers ne grinçaient plus, mais la malle était pleine et contenait la clé du ciel des poètes éternels.

 

 

                        En 67, à San Francisco, du côté de Height Ashbury, ils devaient être quelques-uns à porter des jeans élimés, des bottes éculées, une veste à franges en peau, peut-être un chapeau à larges bords. Et même d'un mètre quatre-vingt-douze, avec la démarche d'un héron morose zigzagant sous l'emprise d'une substance quelconque, on pouvait encore en trouver deux ou trois exemplaires. Mais Richard Brautigan était seul à être Richard Brautigan. À l'époque, j'ai huit/neuf ans et je suis hyper concentré sur mes maquettes d'avion. Vingt ans plus tard, "Une tortue à son balcon" tombe entre mes mains, sous mes yeux qui lisent :

                        Dépense un sou

                        comme si tu dépensais

                        un dollar

                        et dépense un dollar

                        comme si tu dépensais

                        un aigle blessé et dépense

                        un aigle blessé comme si tu

                        dépensais le ciel lui-même

                        tout entier.

Et je pleure comme un gamin de huit/neuf ans zigzaguant sur la colline de Heigt Ashbury.

 

 

                        Tout auteur et/ou personnage n'ouvrent pas de voie. Tous ne sont pas les inspirés intergalactiques du bobsleigh mental sur nerfs de feu. Nous n'avons pas tous les jours à suivre les Bloom et Dédalus de l'Ulysse de Joyce; ni même à affronter nos peurs, tel le Solal de Cohen dans Belle du Seigneur. C'est affaire de période, de saison de la vie. Mais qu'il s'agisse de Philip Marlowe ou du Docteur Faust, de Martin Eden ou de Madame Edwarda, de Kérouac ou de Castaneda, les pistes initiatiques participent de la même invitation à l'ubiquité, à la cohabitation avec l'Autre en des profondeurs que nous n'atteignons pas de nous-même.

            De ces instants, tannés par l'intensité de la restitution et du transfert, par l'énergie invisible qui assure la qualité de la projection, de ces engrammages émerge parfois, de surcroît, l'absolu. Un chef-d'Å“uvre d'adéquation à l'instant dont la durée n'a d'équivalence que le Temps lui-même. Nous sommes l'autre versant de l'équation. Sans nous, pas d'exactitude, pas d'identité, pas de vie. Pas de miroir. "Nul et non avenu, le chef d'Å“uvre! Sans moi, t'es rien qu'un ramassis de mots dans le placard de ses pages! Sans moi, sans nous, tu ne passes pas de la consistance à la reconnaissance, pas de l'estime à la popularité, pas du succès à la gloire puis l'immortalité… Alors, ton destin, Livre, Auteur, Personnage, Ecrivain, qui que tu sois, c'est moi, lecteur, qui le fait!"

            Sous le cagnard plombant de l'infernale répétition du banal, le lecteur impénitent, d'une claque ou d'un décalque, est toujours récompensé du temps passé à l'ombre des géants...

 

                                                       Olivier  DAVID, La Rochelle, VII 2000

 

 

 

 

 



07/02/2007
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