Le temps d'un passage

Au lieu-dit du non lieu

AU LIEUDIT DU NON-LIEU

 

          Si le lieu renforce, souligne, exprime à lui seul parfois, l’intention poétique, il est essentiellement détournement, pudeur, contournement, impuissance et projection d’imageries opératives, dont l’objet est d’en- raciner le non-lieu d’où jaillit l’essence poétique.

          Lorsqu’Igitur, sur les coups de minuit, descend l’escalier qui mène au tombeau, le poète nous dit peut-être, parlant de lui-même : Il descend en non-conscience. D’une telle transcription du non-lieu où éclôt la poésie, à la périphérie de l’âme insaisissable, l’œuvre poétique eut été absente et Mallarmé privé de son titre de Prince.

 

          Qui sombre journellement n’a pas besoin d’un paquebot et d’un iceberg à la dérive pour couler, couler indéfiniment. Pas besoin de mise en scène.

          Pas de Titanic. Ni d’Atlantide. Pas d’accompagnement et rien à voir. Seulement tu coules.

                                                                                              Henri Michaux

Le lieu n’est qu’attente, illusion, faute de mieux... Un jour d’encre violacée ou une nuit saupoudrée de lait, de plumes, de doux flocons intérieurs, le jaillissement sera si impétueusement exact que les habituelles gesticulations intellectuelles qui mènent au différé seront anéanties sans rien céder au sens. Ce sera cet instant précaire où, en énième instance, la version initiale se révélera en tant qu’ajout de pureté à la justesse.

 

          Celui donc qui veut connaître bien son âme doit la chercher en compagnie du poète : c’est là qu’elle est ouverte et que s’épanche son cÅ“ur plein de merveil1es.

                                                                             Novalis (trad. Armel Guerne)

 

          La poésie peut se passer des poètes. Un tout petit homme illettré doué d’une connexion particulière avec l’anima mundi lui suffit bien. Les poètes sont les fous qui se tuent à décrire l’endroit de ce non-lieu.

          Cependant, bien que vains et superflus, il faut savoir gré aux mots d’être les vêtements de l’indicible nudité.

 

Au « Je est un autre » de l’Ange, Rilke a justement répondu « Tout ange est terrible ». Dualité du poète incarcéré dans sa chair, exilé permanent, pleurant l’hypothétique âge d’or, l’utopique terre promise, l’Hypérion sauveur de mélancolie et camisole – rejetons saturniens de Poésie.

          La jambe pourrie sur une litière africaine de fortune, sous les électrochocs à Rodez, ou immobile de la rue de Rome au lycée Chaptal, Rimbaud, Artaud, Mallarmé et d’autres – quelques tant d’autres – ont vécu et sont morts dans les affres que réserve la poésie aux cartographes du non-lieu.

 

          J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi.

                                                                                                Antonin Artaud

         

          Je m’ennuie beaucoup, toujours ; je n’ai même jamais connu personne qui s’ennuyât autant que moi.

                                                                   Arthur Rimbaud (Harar, 4 août 1888)

 

          Malheureux égarés...

          Viendra le temps où, enfin, la compassion que l’on doit à Rimbaud rejoindra l’admiration que lui vaut son Grand-Å“uvre.

 

          Quand le tendre et ludique Jabès nous assure que « Chaque femme cache dans son corsage un oiseau qu’elle libère, une fois dévêtue », Char nous rappelle que « Magicien de l’insécurité, le poète n’a que des satisfactions adoptives ». Car quelque part, entre les filaments du clair-obscur, la loi ricanante est tapie, indéchiffrable. Au plus près, nous rappelons l’intuition, la révélation, la raisonnable irrationalité – la vérité demeure évasive. Des pistes, certes, mais l’Agarttha se refuse à l’extériorisation et le scripteur, éperdu, débouche nuitamment sur le Golgotha. Les figurants sont déjà partis, il n’a plus qu’à décrire des symboles.

 

(Et oui, oui, il nous faudrait maintenant évoquer certains territoires d’élection dont l’excellence ne saurait masquer le manquement au silence, le refus du désir d’impuissance.)

Point de chute

 

Dis-moi ô dis-moi,

du vallon neigeux

de la cuisse d’or

d’un ancien dieu,

du sourire déjà mourant

d’un enfant de brousse,

dis-moi l’origine

qui te comblerait

plutôt que le cimetière auréolé

où ma mémoire t’a rencontrée

 

En toute première éternité

à tes larmes répondaient mes hurlements

puis vint le temps du vol

et de l’altitude où règnent

tes serviteurs innocents.

 

Dis-moi ô dis-moi,

des cerceaux blonds

que nous lancions

de l’échancrure humide

que nous convoitions,

des silences bleutés

dont nous rêvions,

dis-moi l’endroit,

révèle-moi l’envers

d’où a jailli notre destinée.

 

Au douloureux point de chute

du doute et des atermoiements

tes traces avaient disparu

derrière le palimpseste raturé

que ton secret punit de balbutiements.

 

Dis-moi ô dis-moi,

en quel ailleurs propice

notre déconvenue sera expiée,

de quelle nature furieuse

avons-nous mérité la colère,

dis-moi la joie

qui célèbre les lourdes peines,

de ses couleurs d’outre-monde,

que notre chemin épouse au mieux

la destination du non-lieu.

 

Si, tel que Maître Eckhart le rapporte du Cantique des Cantiques, « L’Amour est aussi fort que la mort », alors Ève-Isis-Hélène-Sophgia, mère, fille, putain, incarnation de la lettre et de l’esprit, ventre et reine du monde, la Femme dispose des vertus et vices requis pour habiter le non-lieu, le combler jusqu’à rendre le vide palpable.

          Femme-lieu de quête, de tourments, de grâce et de folie, d’Isolde à Madame Edwarda, de Diotima à Ophélie, l’être-lieu, indispensable à la transmutation du flux poétique, après les ratures sanglantes de l’œuvre au noir, se heurte au mur blanc de l’aporie avant de retrouver enfin la lumière de Béatrice.

 

          Si je t’apparais étincelante du feu de l’amour, au-delà de ce qui se voit sur la terre, au point de triompher de la force de tes yeux, n’en sois pas sur pris : cela provient de la perfection de ma vision, qui pénètre dans le Bien autant qu’elle en conçoit l’idée.

                                                                             Dante (trad. A. Masseron)

 

          Elle seule peut se lover au cÅ“ur du non-lieu. Il le faut. Son mystère donne forme à l’inimaginable Néant.

          Lorsqu’elle est absente, ou noyée dans la multitude des autres, ou si présente qu’elle en est comme phagocytée par l’éther du non-lieu, alors cette béance envahit le poète, le submerge jusqu’au trop-plein libérateur de vers éperdus.

 

          Et celui qui vendit terroir, maisons et biens

          Et chercha parmi terres et îles, pendant d’innombrables années,

          Jusqu’à ce qu'il trouvât, avec des rires et des larmes,

          Une femme d’une si éclatante beauté

          Que les hommes battaient le blé vers le minuit près d’une tresse

          D’une petite tresse dérobée.

                                                                             W.B. Yeats (trad. P. Leyris)

Mais une voix, un éclat, les joues mouillées par l’ivresse du cœur, la brise qui court à rebours le long de l’échine dorée d’un poulain, tout es bon pour le poète, pour l’homme aux abois qui cherche, creuse, et ne découvre qu’un nouvel élan à exhumer de sa nuit. La prochaine fois peut-être...

          En de vertes prairies que les jambes graciles des gazelles habillent de mille émois ou bien dans la folle chevelure aimée, parsemée d’étoiles incrédules alors que tant d’insouciance appelle les anges ai secours du démon, ces transcriptions orientées de l’imaginaire pulsionnel ne seraient-elles que les agréables paravents du vide qui nous encombre ? Ce... non-lieu ?

 

On façonne l’argile pour faire des vases,

          mais c’est du vide interne

          que dépend son usage.

                                                Tao-tö king, XI

 

Alors seul, face à l’abîme, ayant épuisé tous les recours et subterfuges, pris d’un vertige perçu jusqu’au noyau des fonctions vitales – effet dévastateur que la mémoire cellulaire n’oubliera pas – le poète pour ne pas imploser répond à l’appel muet et secret qui jadis lui fit prendre la plume. Il se tourne en lui-même, écoute et regarde, à l’abri des sens communs.

 

    C’est une lumière qui illumine l’intelligence comme le soleil illumine le monde et plus encore [...] quand la pensée a pénétré une fois dans l’âme humaine, elle se mêle intimement à sa nature, et l’intelligence ne peut plus être obscurcie par aucun brouillard.

          Le seul salut de l’homme est la connaissance de Dieu ; c’est la voie de l’ascension vers l’Olympe ; c’est par là seulement que l’âme devient bonne, non pas tantôt bonne, tantôt mauvaise, mais nécessairement bonne.

                                                                                      Hermès Trismégiste

 

          C’est fini. Le poète a traversé le miroir, les barrières sont tombées – le chêne est devenu roseau sans regret pour son admirable armure. Désormais, il peut cesser d’écrire. Ou consacrer humblement le reste de son contrat unilatéral au rapport méticuleux de La vie des abeilles ou des fourmis. Et quelle que soit la direction prise par l’amoureux, elle mènera son chariot à la justice qu’il goûtera en ermite. Le secret est bien gardé. De sa vie, le poète retiendra que les mots sont des mirages; de sa renaissance, il concevra que le plus beau palais de la poésie reste le silence. Entre temps, il aura vécu – enroulé au cÅ“ur du non-lieu.

                                                                                              

                                                                                                Olivier David

Phréatique, langage & création

Groupe de recherches polypoétiques (G.R.P.)

numéro 85 – Été 1998

"Au lieu dit du non-lieu"

 



10/02/2007
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