Le temps d'un passage

Carnets de Chine I (30/5/2005 - 6/6/2005)

Carnets de Chine I

Prochaine étape la lune... (3)

Lundi 30 mai 2005 – (22ème anniversaire de Jorm')

 

Rentré hier après-midi de Shanghai, je sacrifie à l'habituelle séance de rattrapage…

 

24/5 – En premier lieu, se débarrasser de cette histoire de visa ! T, lui aussi concerné mais pour un passeport périmé, m'accompagne à l'agence Emoo, où un Français nous accueille et gère nos petits soucis avec compétence et gentillesse. J'ai désormais un visa business pour six mois et le fameux papier jaune… (1800rmbs/170€) Quelques DVD plus tard, nous rentrons chez T. Tsing Tao time…

 

T dîne avec la famille de Ren Yin, j'ai donc quartier libre et reprends mon exploration égarée de Shanghai en sillonnant les quartiers à pieds. Le soir, il fait bon. 25/28° avec une petite brise… Je dîne Chez Simone, sur Maoming Lu, cette rue désormais has been et supposée réservée aux ex-pats. Un excellent blue cheese burger mais pour le prix du buffet à volonté et super raffiné du Shangrila de Changzhou… Filles collantes, sourires à deux yuans, sans intérêt. Je marche jusqu'à minuit passé au hasard des rues et de mes pensées. Une fille me propose un massage avec une insistance inaccoutumée. Pas la moindre envie de ça, elle décroche en me traitant de tous les noms. Je rentre me coucher d'humeur assez maussade. Quelque chose s'est passé, se passe encore, est en cours, et m'échappe… Je dois désormais faire un gros effort pour me revoir à la table du dîner, à Lauzières. Dix ans, vingt, un siècle, hier, jamais, demain soir, rôti de porc haricots verts, « Tu as fait tes devoirs ?  Préparé ton contrôle de géo ?» C'est quoi l'histoire ?Vertige des mutations folles de Pluton et Uranus en VIII. Combien de vies ? Encore combien d'appétits ? Avoir traversé tout ça avec une complice aurait tout changé. Ma solitude ne fut jamais que très ponctuellement et partiellement accompagnée. Trois années vraiment en phase avec Anne… Ça fait beaucoup de tristesse. Beaucoup trop de déceptions et pas le ou la moindre coupable…

 

Paul RicÅ“ur est mort. Une interview parue dans Télérama a fait de moi l'un de ses passeurs les plus zélés… « La révolution, c'est le résultat des réformes que l'on n'a pas faites Â» m'a tant parlé et marqué que j'ai vendu du RicÅ“ur à chaque fois que c'était possible.

 

25/5 – Rasé, sapé, ordi chargé, je suis à dix heures à la Mission économique du Consulat au 21ème étage d'une tour d'affaires. L'attachée commerciale, chef de secteur, a cinq minutes de retard. Dans une belle salle de réunion entièrement vitrée avec vue imprenable sur le Shanghai de la réussite à décollage vertical, j'attaque très direct… « Vous n'avez pas de temps à perdre, moi non plus. Il existe un moyen de contourner cette aberrante taxe de 150 000 $ ou on rentre chez nous ? Â» Des rides de grandes fumeuses, encore quelques années à tirer, et une compétence irréprochable, l'attachée est compréhensive, courtoise, et encourageante. L'avenir semble s'éclaircir… Plusieurs options. Trouver un(e) Chinois(e) de confiance et le placer à la tête de l'organigramme en l'excluant du capital ; déclarer le siège à Hong-Kong et ouvrir un bureau de représentation à Shanghai ; s'associer avec une boîte déjà existante et négocier notre indépendance… L'attachée joue franc jeu. Une heure plus tard, j'y vois plus clair et, sur le coup de midi, en traversant le parc qui mène à la grande place du théâtre de Shanghai, ça va beaucoup mieux qu'hier soir…

 

A 14h, les visites d'appartements commencent. T a mis l'agent immobilier qui lui a trouvé le sien sur le coup. Liu Yu est très maigre, pas bien grand, mais doté d'un beau charisme et d'une belle énergie bien habillée. Bien sûr, il ne parle pas un mot d'anglais. C'est donc le rituel trialogue avec T en pivot… A plusieurs reprises, je suis sur le point de faire demi-tour avant même de monter un escalier pour lequel un adjectif tel que crasseux ou sordide serait déjà une indéniable promotion… Si, de surcroît, il faut d'abord passer par l'arrière-cour d'un restaurant dont les déchets de poisson restent à ciel ouvert sous 40°, j'en viens à me demander si j'accepterais de vivre ici en touchant le loyer que l'on me demande de verser – entre 4 et 5000 rmbs (environ 450€). Mais les usages sont les usages, en Chine plus que n'importe où ailleurs. Pas question de dire non, quand bien même la question qui vient à l'esprit c'est « Tu te fous de ma gueule ? Â». On visite, on assure qu'on va réfléchir et tout le monde a compris… Je déprime à mesure que les visites se succèdent. Je me vois déjà piégé à vie à Changzhou…

 

En fin d'après-midi, j'appelle mon père pour son 77ème anniversaire. Il m'apprend qu'il devient sourd, au-delà de 50%… Ce qui nécessite deux appareils à 1500€ pièce. Il ne les a pas, moi non plus… Joyeux anniversaire, papa…

 

En début de soirée, Xu Tao nous rejoint chez T. Toujours aussi étrangement magnétique dans sa discrétion, il a ses books sous le bras et me les dévoile, page à page. Nous essayons de nous passer de la traduction de T et y parvenons presque tant le travail présenté est bluffant. Xu Tao est un authentique publiciste, très talentueux, diplômé de l'école de design de Shanghai, exposé à Canton, plusieurs fois primé, du produit au packaging, il a traité des clients comme Lancôme ou Carrefour pour Publicis… Il a du boulot mais veut travailler avec moi mais veut aussi partir à Beijing rejoindre Jin Lan. A tous points de vue, il est exactement celui qu'il nous faut… Il me promet les logos d'ALC et des Indiens dont je relooke la com pour mon prochain passage, le 8/6 veille de la conférence. Comme toujours on se promet d'apprendre nos langues respectives en trois leçons sous hypnose… Couché tôt, je revois Hero sur l'ordi en faisant des ronds de fumée...

 

26/5 – Il pleut des cordes et cela semble parti pour la journée. J'achète mon premier parapluie en allant à notre rendez-vous avec Liu Yu. Il fait beaucoup d'efforts. On visite même du neuf dans une tour. La proprio nous tend des sacs plastique dans lesquels enfiler nos pieds… 17ème étage, autre vue imprenable… Sur les quartiers laissés à l'abandon le plus total mais toujours habités… Bidonville, favelas, mais les Chinois n'ont pas de mots pour ça… Viande à promoteur ? A midi, nous avons visité trois appartements pour lesquels un soupçon d'humanité justifierait qu'ils soient livrés avec la corde pour se pendre… Le temps est donc raccord. Je décide d'aller faire un tour à Carrefour pour y acheter ce qu'on ne trouve nulle part - du vinaigre Balsamique, par exemple… Bien qu'en banlieue, à 25 rmbs de taxi, la surface au sol est réduite. L'hyper se dresse sur trois étages. La production nationale semble écraser les marques étrangères. Pour le reste, c'est un Carrefour… Histoire de forcer le destin, je m'offre mes premières baguettes - un set de cinq paires sous blister, noires, sobrement ouvragées dans la partie tenue, pour une misère… Deux ou trois bricoles, un polo à 2€, pour tuer le temps en attendant mon rdv à l'AFS.

 

En l'absence de la patronne, à Paris pour conférence, et de l'étudiante Chinoise qui s'est tapé le sale boulot de concrétiser les présentations et invitations, la médiathécaire de l'AFS est censée finaliser les choses… Documentaliste, Française mais débarquée ici de McGill, Montréal, son mari dans l'environnement, elle est donc charmante. Hélas, elle ne se souvient pas des questions qu'elle doit me poser, ne connaît pas les passwords PC de sa patronne et de l'assistante, espère surtout que je vais gérer pour elle un conflit interne. L'atelier d'écriture est prévu deux dimanches de suite et la prof de littérature est de ce fait obligée de travailler… Apparemment, elle estime sa présence indispensable… Il s'agit donc de la rassurer. La dame arrive, très NAP souriante en Cacharel et Camé, pas loin de la soixantaine…

-         Enchantée, je suis la professeur de littérature !

-         Enchanté, je suis Olivier David…

Un quart d'heure plus tard tout le monde est content, je n'ai plus qu'à leur renvoyer la même photo pour la troisième fois. Je reconnais que cette lecture et ces ateliers arrivent en 25ème position dans l'ordre de mes préoccupations… La bonne nouvelle, c'est que 12 élèves chinoises se sont déjà inscrites pour l'atelier d'écriture, qu'elles ont entre 24 et 28 ans, sont socialement installées notamment dans le domaine médical, sont parfaitement francophiles et dingues de littérature Française… Waoh !

 

T est débordé de boulot. La traduction en mauvais anglais d'une notice de montage en chinois est à mettre en français – ce doit effectivement être énervant. Je vais faire un tour au Xiangyang market à dix minutes de marche. J'y traîne mon ennui, mon impatience, mon éternelle insatisfaction… Je repasse par l'appartement, T n'est pas de meilleure humeur, envisage un DVD au fond de son lit… Je finis au Café Montmartre pour une salade au bleu. Je me mets en vitrine pour voir passer le monde. Le patron sort régulièrement chasser les mendiants qui viennent taper au carreau… Je m'en vais, je marche, je marche, perdu, tant mieux, retrouvé, tant pis… « Massage, massage, massage… Â»

 

27/5 – La visite des apparts recommencent… A midi, toujours rien. Du moins, le cap au pire est maintenu… F doit être arrivé à Shanghai avec J. Ils ont rdv au Consulat pour mettre les papiers de la ch'tiote à jour. Pour laisser travailler T, je passe l'après-midi en déambulation… Un ado amputé des bras, assis en tailleur, agite un carton coincé entre ses orteils… De jolies filles un peu prétentieuses, des gueules insensées, des joueurs de cartes, réveillent mes velléités adolescentes de photographe… Que n'ai-je pas souhaité faire qui soit reconnu pour son talent artistique ?

 

Quand F appelle, il est 18.00. Il vient de passer quatre heures au Consulat, aux prises avec la même incompétente que moi… Rdv sur le Bund/Wai Tan vers 20.00… On traîne un peu, nous ne dînons qu'à 21.30 avec un type qu'il a rencontré un an plus tôt, un Français dans le textile qui pourrait nous tuyauter pour éviter les pièges. On se rend sur les lieux du rdv, une espèce de Disneyworld très très bien fait, genre tout pensé rien oublié pour lâcher le maximum. Un excellent bon goût de carton pâte en vraies pierres, quelque part entre Sarlat et Greenwich village. Xintiendi est le lieu des affaires comme partout dans le monde - ici aux mains des Taiwanais -, trois ou quatre rues piétonnes qui ont mis Naoming Lu au rancart. On retrouve le couple, devant le Starbucks Coffee… Présentations faites, on se décide pour un cantonais pas trop loin en taxi… D'entrée, le type se la pète un brin, nous décourage  davantage à partir de son expérience personnelle qu'il ne nous tuyaute. F low profile com d'hab' et moi qui me contient... Je réussis vaguement à rectifier le tir en faisant l'éloge des talents de F, en exposant notre situation d'un point de vue moins désespérant. Hong Kong semble la bonne piste, intérieurement, je sens que nous nous approchons de la vérité… Un dernier verre pour ne pas rester là-dessus ? F a toujours J dans les bras, elle dort, évidemment. L'endroit dans lequel nous entrons ne se prête guère à ce genre de grand écart entre papa poule et chef d'entreprise affolé… F opte pour un repli stratégique judicieux, nous l'accompagnons sur le trottoir où j'accepte le verre qu'on m'offre. Le type aperçu à la TV à Lauzières, celui qui a réussi à faire cultiver des salades aux Chinois pour les vendre à KFC, sort en bramant de rire, salue mon hôte de loin, s'engouffre dans un taxi… Autour d'une table avec verres sans personne pour s'excuser de demander pardon pour un renseignement, le Français et sa compagne Laotienne sont plus fréquentables. Maîtrise de Droit pour elle et Ecole de commerce pour lui, ils se sont connus à Angers pendant leurs études. Ils sont arrivés à Shanghai il y a huit ans et bossent depuis dans la confection de costume de qualité à distribution mondiale. J'ai passé l'âge d'échanger ma place avec celle d'un autre mais disons qu'ils ne font pas pitié… Ils ne font rien d'autre non plus, d'ailleurs. A 0.30, je regarde Chung King Express de Wong Kar Wai sur mon ordi, en direct du canapé de T… Journée à la con qui se termine à l'ancienne…

 

28/5 – La journée commence par une prise de tête au téléphone avec F alors que je suis théoriquement en train de le rejoindre au Xiangyang Market. Hier soir, il a oublié au restau un petit sac avec deux babioles achetées sur le Bund… Il voudrait que j'aille le récupérer dans un endroit dont je ne me souviens pas, sans parler le chinois, alors qu'il n'a strictement rien à faire avant un déjeuner informel avec un Indien… Pourquoi est-ce qu'il n'appelle pas le Français pour obtenir les renseignements sur le restau ? Impossible de le savoir. Donc, je ne lui rends jamais service, etc, donc nos emplettes sont annulées, il reste avec sa fille… Il est 10.30, mon premier rdv d'appart est à 15.00, donc je marche sous le plomb liquide… Je trouve un très joli parc public à proximité du premier rdv. Je m'installe sur un banc ombragé, déballe mon petit matériel, carnet, appareil photo, bouteille d'eau, ôte mes chaussures et mets mes chaussettes à sécher sur une branche, bref, un Chinois au parc… Ça, se sont les gestes… Le mental est catastrophique. L'anniversaire des garçons y est pour beaucoup. J'ai réussi à leur faire porter quelques petites choses par un Français qui rentrait à La Rochelle, mais ne pas savoir quand on se reverra me mine régulièrement. Il faut dire que le contexte ici n'est pas vraiment enthousiasmant… Je suis à la merci de tout et de tous, le pactole fond à vue d'Å“il, je squatte d'une ville à une autre, essaie de monter une boîte avec un caractériel qui me fait des crises de pucelle le jour de ses premières règles, et je fumerais bien une clope ! Je passe les possibilités en revue, ce qui me prend à peu près trente secondes et dure trois heures...

  

J'ai une demi-heure d'avance au rdv à l'angle de Xin Le Lu et Shaanxi Nan Lu. Le quartier est assez enchanteur. Les platanes touffus de la concession, les petits commerces à la chinoise, salon de massage entre deux échoppes de produits frais, du prêt à portée de qualité fait dans l'arrière-boutique, des petits trottoirs bondés de jolies filles, à 100 m de Hua Hai sans en subir le bruit… Ça sent déjà nettement meilleur… Prise de température rendue indispensable par son coup de calcaire du matin qui correspond assez souvent à une sortie d'argent, j'appelle F, mon banquier et celui d'ALC Ltd, avant cette visite d'appartement qui sera non seulement le mien mais aussi le bureau de représentation de la société à Shanghai… Trente minutes de palabres entrecoupées de « je sais pas Â», « je sais plus Â», « Ã§a change tous les jours Â», etc. Restons zen. In fine, c'est okay pour quatre mois à 5000 pas un yuan de plus. T me bipe, arrive en vélo, nous rejoignons Liu Yu à trente mètres de là, à l'entrée d'une courette qui accueille quelques micros magasins de vêtements féminins et deux ou trois entrées de petits immeubles – maisons de trois étages. La cage d'escalier est correcte pour des critères chinois… L'appart est au premier, soit le second pour les chinois, la porte comme de coutume est une grille genre entrée de coffre-fort. Excellent signe, Liu Yu n'a pas à se battre avec les clés – la veille nous avons dû renoncer à une visite…-, la proprio est là. Nous entrons… Il ne me faut pas deux minutes pour savoir que c'est là que je vais vivre quelques temps… Deux chambres dont une spacieuse et blindée de placard, un bureau avec bibliothèque, un salon très acceptable avec TV et DVD, une sdb avec machine à laver, une cuisine avec hotte, frigo, congélo, tout est clean, pas mal meublé selon les standards en vigueur, assez rigolo pour tout dire… Je m'assieds sur le canapé du salon, regarde T, la proprio, Liu Yu et je lâche la question qui tue en craignant le pire : « To sao ? Â» Ils se mettent à parler tous les trois, dix ou vingt secondes plus tard, j'ai la réponse… 6000rmbs par mois (585€). Il faut s'imaginer à Saint-Germain des Prés ou sur le Mail de LR… Ce genre d'appart s'enlève dans la demi-heure à 1200€ le mois, minimum. En rafale, la tête de F, l'arrêt programmé de mes assedic, les 1000rmbs d'écart avec les bouges insalubres et suicidogènes visités jusqu'alors, le bureau d'ALC, le salon qui permet de recevoir d'éventuels clients visiteurs, la chambre 2 pour mes fils, F de passage le temps qu'il devra rester à Changzhou, ceux qui auront envie de faire le voyage, l'impossibilité de savoir quand le premier bizz avec Taiwan ou l'Inde sera concrétisé puis payé… Les trois me regardent, T me dit « Ben dis quelque chose ! Â». Je l'emmène dans une chambre… « Si j'annonce 6000 à F, je prends la responsabilité d'une crise cardiaque ou d'une pendaison à la chaîne de vélo ! 5500, tu crois que ça passe? Â» Il check Liu Yu qui comme toujours observe consciencieusement les moulures du plafond… La proprio remet inlassablement des napperons en place… Chacun sait exactement ce qui se trame mais c'est comme ça, la comédie humaine a ses droits que la raison ignore… Il faut que la femme en parle à l'homme, évidemment, mais selon Liu Yu, c'est jouable. J'appelle F… Ça passe mieux que prévu. On se demande juste comment faire puisque mon train est à midi le lendemain et que la proprio ne donnera sa réponse via Liu Yu que demain matin. Okay… La porte se referme… D'une façon ou d'une autre, j'habiterai là. Au 9 de la rue, appt 7, - la chance de l'Hermite en quelque sorte…

 

Il y a 1000rmbs d'écart entre mon appart et le suivant que nous visitons pour que Liu Yu ne perde pas la face… C'est un studio d'étudiant très bien arrangé, très mignon, au fond d'une cour où de pauvres bougres soufflent une heure ou deux en attendant de repartir, nuit et jour ici ne faisant qu'un, de même que jour de semaine, dimanche ou vacances… Le prix d'appel est à 5000, je propose 2000 à T qui ne traduit pas donc « on va réfléchir… Â» Avant de quitter Liu Yu, je lui demande via T de faire le forcing pour obtenir réponse et rdv avec les proprios de Xin Le Lu, ce soir… Pas très Chinois mais pas le choix.

 

F arrive chez T à 5.00, je descends lui ouvrir et me jette sur lui. On échange quelques coups, jouons à la bagarre histoire d'évacuer la pression, puis tombons dans les bras l'un de l'autre… Je lui offre un coffret DVD du Parrain qu'il est probablement un des derniers humains à ne pas avoir vu. Il a laissé J chez son contact du midi qui a des enfants mais, comme souvent, il semble effondré – dans son ancienne vie, son surnom était Caliméro, moi je l'appelle Droopy. A peine posés dans le salon de T, le téléphone sonne, c'est Liu Yu : rdv à 6.00… F et moi fonçons pour trouver une banque d'où sortir du cash. La machine s'arrête à 3 fois 1600 ce qui ne fait même pas un loyer ! On y va avec ça, T nous rejoint, Liu Yu a un assistant, la proprio a un mari… La négociation va durer une heure ! Le vieux flippe sérieux pour des travaux à venir - compteur d'eau prochainement individualisé. Il craint que je l'attaque en justice pour les désagréments créés. Durée estimée des travaux : trois jours ! C'est une manière de parler d'autre chose, de faire connaissance… Ensuite, il s'inquiète d'allés et venus incessants à cause de la société – si seulement cela pouvait être vrai ! Ensuite, son expérience d'un américain et d'un coréen lui a enseigné que l'étranger est difficile. Liu Yu s'énerve calmement, prend notre parti. Puisque je ne parle pas Chinois, le vieux ne me regarde même pas… Le fait que mes deux anges gardiens pratiquent la langue est un plus très indirect… Cela se termine à 5600 mensuels payables par trimestre et un mois de caution, plus 35% d'un mois pour Liu Yu… Je signe un papier que T me traduit, j'en prends pour un an, F pour un petit paquet de fric… Nous convenons d'un emménagement vendredi prochain, remise des clés à 10h00… Sur mon trottoir, je respire pour la première fois depuis longtemps ! Si on ne finalise pas les projets de trading en cours, je n'ai aucune idée de comment payer le loyer de septembre mais c'est dans très très longtemps… J'ai enfin quelque part où faire venir mes malles ! Et pas n'importe où ! I got it, goddamit ! Merci F, T, Liu Yu, Shanghai !

 

Le chemin du retour sur un nuage bien qu'à l'affût des détails du quartier… Bien sûr, tant qu'on n'a pas vu l'hiver, glacial, paraît-il, il faut se contenter d'être heureux. Je suis très étonné d'y arriver… Xu Tao nous rejoint chez T au moment où celui-ci part dîner avec un ami peintre shanghaien qu'il a mis en relation avec un Français acheteur de quatre toiles. Nous nous retrouvons tous les trois à étudier les books de Xu Tao, à préciser ce que nous attendons de lui, à essayer de voir comment nous y prendre en fonction des possibilités et des aspirations de chacun… Nous décidons de dîner Ouighour, Xu Tao nous emmène en taxi dans un endroit extrêmement bruyant mais très vite fort sympathique. Il est difficile d'admettre que ces gens soient des Chinois – plutôt des Turcs ou des Albanais. Certains ont les yeux bleus, tous sont très blancs de peau, les femmes sont presque Européennes, dont une notamment que nous finissons par appeler Gretchen entre nous… Le dîner est à nouveau excellent, les serveurs sont probablement les plus sympas du monde, pour la musique il faut aller voir du côté de Kusturica et du Temps des Gitans… Bref, Black Beer aidant, on a connu pire !

 

F part récupérer J avant de rentrer à son hôtel, Xu Tao, moi, et nos douze mots en commun, prenons un taxi. Je donne l'adresse de T, Xu Tao corrige, nous allons le rejoindre à son dîner. Dix minutes plus tard, nous arrivons dans un immense restaurant avec salles indépendantes comme souvent. T me présente aux six autres personnes présentes… L'hôte, Pianzi, est un vrai Bouddha, crâne rasé, gros anneau d'argent à l'oreille, en débardeur, sourire malin... Une Chinoise, Shirley, sa compagne, un autre Chinois également peintre (ou le contraire), puis trois Américains parlant parfaitement la langue pour la bonne raison qu'ils sont traducteurs ou journalistes. Notre arrivée génère un léger flottement puis la sauce prend, notamment grâce à un Américain infernal qui n'a pas sa langue dans sa poche, ce qui serait dommage compte tenu de son aisance dans un certain nombre de sabirs et leurs subtilités. Les choses changent encore un peu quand T annonce que je suis écrivain et que je viens m'installer à Shanghai… Pianzi déclare son admiration pour la littérature française (Proust !) et me souhaite la bienvenue au nom de tous les shanghaiens. Je remercie avant la traduction de T ce qui est fort apprécié. Shirley parle bien l'anglais, étudie la dramaturgie, vénère Shakespeare et connaît Sartreux, Jean-Paul de son prénom... La Tsing Tao coule à flots ininterrompus, l'ambiance est à l'humour subtil qui pique et est piqué avec un sourire admirable. Il n'y a guère que l'américain pour chasser le moustique au bazooka mais cela crée un gentil bordel indigné qui se noie joyeusement dans la bière… Jin Lan arrive pour retrouver son Xu Tao, Ren Yin son T, deux américains s'en vont, une autre soirée commence, jusqu'au moment où Pianzi dit « On va chez moi ?»… En trois ou quatre taxis nous traversons un bon bout de Shanghai pour déboucher dans l'équivalent de nos Quais de la gare… Ateliers d'artistes, 50, Moganshan Lu, donc. Pianzi est autant graveur que peintre, est très porté sur la déclinaison des bouliers avec sa bouille toute ronde dupliquée dans tous les tons, accompagnée de textes anti-Bush dont la calligraphie est elle-même un dessin. Couleurs primaires sur fond métallique, un triptyque me plaît beaucoup, il vaut 25000rmbs, à mon avis il manque un 0… Je propose un premier versement de 25 et un crédit sur dix ans ce qui le fait beaucoup rire… Je prends de plus en plus de plaisir à entendre parler Chinois, d'autant plus que ceux-ci sont éduqués et ne crient pas, c'est au contraire très chuintant, très doux. Au détour d'un mot ou d'une expression, il m'arrive même de saisir le sens d'un échange et de deviner la réplique forcément humoristique qui le conclut. Dans une pile de CD, je découvre un Brassens, mais c'est surtout de la musique d'ambiance qui accompagne la caisse de Tsin Tao que Pianzi a tiré d'un placard… Il est trois heures quand nous partons à la quête d'un taxi. Mon train pour Changzhou est dans huit heures.

 

29/5 – Retour à Changzhou… F rentre en fin de journée avec J qui a été malade la veille alors que nous dînions avec Xu Tao. Elle est alternativement malade, des poussées de fièvre, des maux de tête, etc, depuis son anniversaire. Sa mère taiwanaise n'a pas jugé bon de l'appeler… Soirée morose, je me concentre sur mon appart, sur un avenir enfin souriant…

 

30/5 – Jorm' a 22 ans aujourd'hui. J'aimerais lui écrire pour lui dire autre chose que « Tu fais chier ! Â»â€¦ Non seulement la question Bouygues Télécom n'est toujours pas réglée, mais deux prélèvements d'une somme de 350€ viennent de mettre mon compte à découvert alors que j'ai les plus grands doutes quant au désir des assedic de continuer à verser mes indemnités de chômage… J'apprends dans le même check up informatique que mon dossier est à la direction départementale pour étude… Comment faire venir les malles ? J'angoisse assez durement sur les mois à venir… Cherry on the cake, mail de T relayant Liu Yu : le proprio à changer d'avis ! Il ne veut plus trois mois de loyer mais un seul, en revanche il exige deux mois de caution – c'est à dire que je perds un mois d'avance et dois trouver 5600rmbs pour le 1er août. Nombreux mails avec F que les frais successivement engagés commencent à paniquer. A cet instant, incluant appart et malles et passif, je lui dois 3000€ ! Une fortune autant qu'une misère ! Je passe une bonne partie de la journée à fuir dans la rédaction de ces pages à partir des notes télégraphiques du carnet bleu.

 

Réception de l'affichette annonçant la lecture du 9 juin à l'AFS. C'est assez inexplicable mais ce qui me touche le plus, ce sont les caractères chinois qui traduisent le français…

 

31/5 – Je viens à bout du retard de ces notes, je fais un tour en ville pour acheter des tricots de peau… Une paire de bons vieux mimiles qui ont fonction de serpillières tant je dégouline…

 

1er juin 2005

 

C'est mon dernier jour plein à Changzhou. Théoriquement, une camionnette de la boîte de de F devrait passer me prendre demain vers 14h00 pour nous acheminer, mes petites affaires et moi jusque chez T… Vendredi à 10.00 le proprio touchera son pactole, je pourrai alors emménager… Ensuite ? Rdv à Shanghai !

 

Samedi 4 juin 2005

 

Cette saloperie de proprio est une verrue plantée dans le trou du cul d'un chien dysentérique. Hier, après trois heures (10.00/13.00) de négociation pour obtenir les clés, il n'avait rien lâché mais modifié le contrat à sa sauce en ajoutant un mois de caution sans céder sur le loyer, ajouté des alinéas totalement paranoïaques, imposé un droit de visite mensuelle et nous avait traînés à la banque pour changer les dollars. Même Liu Yu perdait son calme. On a bien cru qu'ils allaient se taper dessus ! Aujourd'hui, ça a été la cerise sur le gâteau en allant démarcher China Telecom pour l'adsl. Un modem est déjà sur le bureau, il ne nous manquait qu'une photocopie de la carte d'identité de cet étron plaqué or pour échapper à la caution de 500 rmbs… T l'appelle, il refuse. Motif : aucun. T en a jeté son téléphone ! Ce profiteur vénal et mal intentionné n'a pas idée des forces contraires que son énergie négative peut déclencher… Entre ces deux épisodes, je recevais un mail de notification des assedic : suspension provisoire en attendant la décision départementale. Panique ! Et puis F a téléphoné annonçant d'excellentes nouvelles en provenance de Taiwan… Je ne l'ai jamais entendu aussi remonté et excité ! Il est désormais évident qu'un cap important est franchi. Non seulement cela me rassure mais je suis aussi très content pour F que cette mutation s'opère enfin dans sa vie. J'ai l'impression d'avoir fait du bon boulot…

 

La France est bien loin ! Je suis complètement passé à côté des européennes… J'aurais voté oui. Je ne vois pas bien ce que va pouvoir faire la petite France coincée entre les états-uniens et le dragon asiatique… Bien sûr qu'il était question d'entériner l'Europe de l'ultra libéralisme ! Mais en quoi ce non - qui sanctionne un gouvernement dont les orientations devraient être à consulter au muséum d'histoire naturelle ! – va-t-il changer quoi que ce soit ? Impossible de faire la révolution, au moins les réformes, en dehors du shitstème… Résultat des courses, remaniement ministériel et tandem ultra libéral et réactionnaire pour enfoncer le clou. Savoir que le Charentais, tiré du cerveau formolé d'un président de la république qui navigue à vue basse, prend sa pré-retraite et retourne à l'anonymat dont il n'aurait jamais dû sortir est une maigre satisfaction. Détail intéressant, 85% des ex-pats votants ont dit OUI… Pas forcément pour les bonnes raisons, j'imagine, mais il me semble que la vision que l'on a du monde est bien différente loin de chez soi – moins étriquée peut-être…

 

Et dans tout ça, avec ce qu'il y a à préparer et mettre en place pour ALC et quasiment plus une thune, je suis à quelques jours de ma première conférence à Shanghai…

 

Lundi 6 juin 2005 (19ème anniversaire de Dimi)

 

La journée d'hier résume assez bien la lutte entreprise contre le courant… Je suis sûr qu'une culture quelconque m'attribue le signe du Saumon ! Après trois heures de courses à Carrefour, allé et retour compris, un dimanche, notre samedi en hyper, mais dans une ville de 17 millions d'habitants, je déposais mes sacs devant la porte de l'appart, aidé par un chauffeur de taxi archi-sympathique, très méridional, baragouinant avec humour quatre ou cinq langues… Je ne prétendrais pas que la CB lâchée au monstre en échange de produits d'entretien et d'un minimum de vaisselle ne m'a pas fait trembler, mais puisqu'il fallait le faire… Soulagement, donc. Jusqu'au moment où la clé casse dans la serrure de la grille qui protège la porte d'entrée… Je regarde mon amas de sacs plastique sur le palier, la tige de la clé qui dépasse d'un quart de millimètre du barillet de la serrure… Je m'assieds sur la dernière marche de l'escalier et fume une clope… Hormis appeler T, je ne vois pas… Comme nombre de personnes, la tombée du soir n'est pas son moment favori, il me conseille de frapper à la porte du voisin… Un très vieux en pyjama et cul de bouteille sur les yeux m'ouvre. Je lui montre l'ampleur des dégâts, lui demande une pince pour essayer d'extraire la clé… Il n'a rien de tout ça mais rentre chez lui pour en ressortir avec un tout petit banc qu'il installe sur le palier et m'expliquer, sûrement pas en mandarin mais plutôt en shanghaien, qu'il va veiller sur mes courses - le temps que je me démerde tout seul ! Bon. Le petit magasin de confection dans la ruelle est tenu par une jeune fille pas très jolie mais charmante qui comprend grâce à ma science du mime que je suis en quête d'une pince à épiler. Elle me tend des ciseaux… Un quart d'heure et un litre de sueur plus tard, j'ai le bout de clé en poche et Shanghai devant moi pour y trouver un serrurier. Je rappelle T… Il m'apprend comment dire refaire une clé, je commence par le kiosque à journaux du coin. Je crois comprendre que la première à droite après Hua Hai devrait répondre à mes attentes… Je débouche sur ce qui pourrait être l'arrière des Puces de Clignancourt… De refaire une clé en refaire une clé, je me retrouve à l'entrée d'une venelle où un tabouret en bois attend devant un tour que quelqu'un se mette au boulot. Très vite on n'y fait plus attention, mais il faut imaginer ça avec une constante sollicitation à base de « Sir, sir ! DiViDi, watch, bags, DiViDi ! Â» Il me faut une putain de clé, t'es bouché ou quoi ? Le type examine mon bout de clé, regarde le panneau de bois au-dessus du tabouret et me demande mon téléphone. Il lâche peut-être cinq mots et me le rend, puis il s'assied sur ses talons et attend à côté de moi. Dix bonnes minutes plus tard, un vieux arrive en vélo, me prend la clé des mains, s'installe à son tour, fouille dans une boîte en fer, en tire une panne non usinée à quatre pans dans laquelle la mienne pourrait bien être contenue… Le modèle à 80/100€. Et là, en cinq minutes, quasiment à la main, tout en discutant avec celui qui l'a appelé et en finissant le boulot avec une râpe à dégrossir les poutres, le type me tend une clé très crédible et me réclame… 1€. Je n'ai plus qu'un kilomètre à faire pour tester cette clé… Qui fonctionne ! Je me couche à trois heures du mat après avoir tout installé, tout rangé. Du coup, c'est comme si je n'avais rien acheté… L'appart est vide d'objets familiers, de gens, de vie… Dans le meilleur des cas, mes malles seront là fin juillet…

 

Ce matin, ce fut encore autre chose… La sonnette me surprend sur le trône ! Le temps de me rendre disponible, je me retrouve nez à nez avec une jolie taiwanaise DANS L'APPARTEMENT ! How did you get these fucking keys ? C'est reparti pour la grosse boule de feu sans que je comprenne le moindre mot. Allô, T ? L'ancienne locataire venait récupérer des rideaux, moi je récupère un jeu de clés. Sûrement une embrouille à suivre avec le proprio… Ensuite, ce fut l'arrivée de ma Ayi, celle de T, en fait. Inspection des lieux, passage en revue des produits que je lui ai achetés hier… Machine à laver, lessive, etc. Elle doit avoir un peu plus de quarante ans, n'est pas dénuée d'un certain charme campagnard, est dotée d'une énergie très chinoise, tout en efficacité illogique ! Deux heures plus tard, elle a entièrement récuré l'appartement. Deux fois deux heures par semaine, à Shanghai, c'est 180rmbs – à peine plus de 15 euros ! T et moi lui donnons 200rmbs, mais nous en sommes presque suspectés de chercher à faire flamber les cours de l'Ayi… Pendant ce temps, j'essaie de démerder les assedic, j'écris à F, peaufine le questionnaire pour le comptable de Hong Kong. Dès qu'Ayi s'en va, je file chez T pour envoyer les mails et consulter ceux que j'ai reçus. Vive émotion à lire les quelques lignes de P, 10 ans, qui me dit que je lui manque et que le chat est déprimé par mon absence… Il est 17.20, soit 11.20, heure française, Dimi est né il y a dix-neuf ans. Je n'ai accès qu'à son répondeur… J'imagine qu'il n'a pas très envie de parler de son bac. Bon anniversaire, mon fils ! Grandir n'est pas chose aisée… Vieillir, non plus… Vivre, en somme, est une insensée complexité! Peut-être inversement proportionnelle à la désinvolte et plaisante facilité avec laquelle nous nous reproduisons… Que les étoiles et ta volonté protègent cette révolution solaire !

 

De retour de chez T à 21.30, je viens de passer deux heures au téléphone avec F. J'ai essayé de lui faire comprendre que tant qu'il restera Ã  Changzhou les choses n'avanceront pas, que sa compétence est requise, ici... Mais quand la prudence est une vertu, chez F il est plus question de calculs angoissés… Et je n'ai pas d'autre pouvoir que celui d'attendre…

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16/02/2007
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