Le temps d'un passage

Drashtar

Celui qui voit

Regroupés autour des feux, les hommes palabrent, jouent aux dés. Certains se contentent de rêver, tous ignorent l'étranger qui marche pour rien, soulève trop de sable. Jehann erre depuis le matin sans savoir ce qu'il cherche ou attend. Le nez en l'air, il scrute la nuit, guette les signes dont sa vie lui semble dépendre, mais son regard ne croise que flammèches sur la voie des étoiles qui le narguent de bien haut, de trop loin. Le dilemme entre la sagesse du renoncement et l'intuition d'un à venir magique, le condamne à arpenter la poussière quand il devrait avoir rejoint sa tente depuis deux heures au moins. Et, tandis qu'aux portes du désert Jehann ignore les mots qui légitimeraient sa présence à la croisée de tous les mondes, sous la toile, une compagne des lunes sombres s'inquiète de son retard, de son absence.

Les pas inutiles se succèdent et le questionnement n'offre bientôt plus qu'un hermétisme confus. L'animal apeuré, tapi au cœur de l'homme et des légendes indéchiffrables, recommande alors de se reporter aux sensations qui échappent au labyrinthe des métamorphoses. Jehann se raccroche donc à une observation tangible : la soudaine tombée du froid. Une nappe glacée immobilise le vent, fait taire les bêtes, éteint les feux, l'oblige à se retourner…

Deux fentes blanches, horizontales et cinglantes, le fixent. Un être décharné, nu, ou vêtu d'une fine peau couleur de pain d'épice, lui fait face. L'effet est aussi saisissant qu'un spectre surgi d'un cauchemar. Jehann se fige encore alors qu'un souffle s'échappe de la bouche sans lèvres. Seule l'imagination permet d'entendre plus qu'un voile de soie griffée par des graviers ou du verre pilé. Spontanément, Jehann s'efforce de reproduire les deux syllabes, ce souffle rocailleux. Les yeux blancs confirment. Le guetteur d'étoiles est alors écarté par le spectre qui s'accroupit à l'endroit exact qu'il occupait. De ses longs membres osseux, les épaules entre les genoux, le spectre entreprend de creuser le sable jusqu'à obtenir un trou dans lequel il se loge en position fœtale comme pour en éprouver la conformité. Jehann n'a toujours pas dégluti que déjà les yeux blancs quittent le trou à reculons et se fondent dans la nuit du désert.

 

Un berger! Un malheureux berger! Un vieux pâtre aveugle soucieux d'épargner les morsures de la nuit à l'égaré que je suis. Le relief sous ses pieds doit lui livrer plus d'indications que mes yeux valides n'en décèlent. Un squelette de cuir et rien d'autre! Pacotille pour touriste! Voilà donc tout ce que je pouvais espérer…

 

Jehann est sur le point de reprendre le chemin de sa tente quand un galop délié résonne dans la direction prise par le spectre. Les deux fentes blanches, cinglantes, jaillissent du noir compact. Lorsque le "berger aveugle" réapparaît dans toute sa maigreur, le martèlement des foulées enchaînées s'accentue en un roulement de basses tambourinées. Le tronc et la tête lisses, imberbes, sont impassibles, véhiculés par les membres précisément articulés. Quelques étincelles de sable soulignent la vitesse, explosent dans les faibles lueurs lunaires, mais pas une crispation ne trahit la perfection de l'effort musculaire. Soudain, un cri sans équivalence, une incantation lancée aux lointains génies célestes, couvre le crépitement de la course et donne le signal d'un bond prodigieux. Au zénith de sa trajectoire aérienne soutenue par d'invisibles molécules porteuses, bras levés et tendus enlaçant l'éternité, l'ossature semble se disloquer. La durée s'absente et c'est toute loi physique bafouée que le corps se rassemble au centre du trou dans lequel il disparaît.

Incrédule, Jehann s'agenouille et se penche mais ne distingue qu'une autre nuit. Le trou lui-même a disparu. Un souffle tiède lui caresse le visage, l'appelle des profondeurs invisibles.

 

Quelle ironie! Le guetteur d'étoiles est l'invité des entrailles… À quel ordre appartient cette illusion? L'esprit et la chair, l'éther et la matière, l'or et le plomb… Quel bouffon suiveur ne suis-je donc pas! … Soit. Après tout, les ténèbres ont toujours précédé la lumière!

 

Et, ce disant, Jehann saute.

 

Évoquer une chute serait abusif. Il faudrait alors garantir que le mouvement s'exerçât du haut vers le bas. Or aucune sensation physique, pas le moindre désagrément de type apesanteur, pression ou aspiration, ne trouble le voyage. Tout au plus, Jehann doit-il renoncer aux habituels repères de son espace-temps. Il ne dort certes pas, ses yeux sont grands ouverts sur l'insondable, mais la réalité ordinaire a fui même son souvenir. Sa conscience l'ignore, conclure à l'inconscience serait erroné. Soudain, sans transition, le néant est disqualifié sur un ordre du spectre aux yeux blancs qui réapparaît simultanément aux sens communs de Jehann.

Un pourtour de cristaux bleutés enlumine une caverne sphérique. Sur les traces du spectre, Jehann foule un tapis d'air lourd qui le mène de sphère en sphère. D'un théâtre à l'autre, des volutes à tête de sphinx, d'ibis et de faucon, des corps de chacals ricanant accouplés à des femmes hiératiques, naissent puis se volatilisent en nuées gazeuses. Autant d'images fugitives qui infiltrent la conscience de Jehann à mesure qu'il s'enfonce dans la galerie ombilicale qui relie les cavernes. Chacune d'elles est le royaume d'une couleur unique et magnifiée. L'antre rouge et ses parois plasmatiques retiennent Jehann tandis que des arpèges de lyres dévotes et une entêtante odeur d'humus insistent pour que les voyageurs poursuivent sans relâche. C'est ainsi qu'ils parviennent à la dernière sphère dont les cristaux noirs sont éclairés par des flammes en suspension. Fascination de Jehann pour l'antimatière génératrice de la nuit, puis du jour, de la mort à la vie, au creux des limbes.

D'un spasme, les flammes s'éteignent. Les cristaux noirs révèlent alors leur brillance autonome puis, lentement, s'animent. Mouvance figurative, toute de sensualité, scène de recréation du monde alors que les parois, peu à peu, épuisent leur noirceur et libèrent la clarté d'un soleil de nuit. Sans même se retourner, doué de l'aisance qui sied aux habitudes, le spectre lève une main sombre afin de signaler une halte dans leur odyssée. Un ordre souverain est alors expiré par son corps ancestral. Un essaim de lucioles pourpres et or surgit aussitôt de nulle part et enveloppe les visiteurs. De la myriade virevoltante qui semble chahuter les voyageurs ne subsiste bientôt plus qu'une paire lumineuse. Une luciole dorée pénètre dans la bouche du spectre tandis qu'une luciole pourpre force celle de Jehann. Les consciences sont altérées dans l'instant, immédiatement les méridiens s'embrasent.

La distance temporelle qui conduit à l'implosion des corps et à leur disparition vers un ailleurs hypothétique n'est pas quantifiable en termes rationnels. Extrême déchirement : les enveloppes charnelles se sont volatilisées tandis que la paire de lucioles demeurent sur place, étrangères au tumulte de la chair. Exclues des corps par décret, elles ignorent le cataclysme, observent du bord de la vie la scène sacrée où le silence règne désormais. Jehann-luciole bénéficie d'une conscience nouvelle. Les parois d'ombre argentée évoquent sans ambiguïté les larmes versées jadis, au temps de l'aube pure et partagée. Ici, la matière n'est pas encore née, le silence est de ceux qui ne peuvent se taire davantage. L'air, en ces lieux, frémit des mille mystères chargés de la génération des premiers jour. Et tandis que les deux lucioles flottent au gré d'une brise irisée, là-bas, au cœur de l'indicible, les incarnations de Jehann et de l'être aux yeux blancs réapparaissent. Assis en tailleur, le spectre veille sur Jehann allongé dans un repos cataleptique. Au rythme imperceptible de l'espace, chacun dans sa fonction, les corps s'apprêtent à revivre l'expulsion primordiale. Immobiles, les enveloppes charnelles patientent de longs millénaires, une interminable seconde, avant qu'un son ne se manifeste de la voûte qui s'étire bien au-delà du cosmos intérieur.

C'est l'hymne à la vie, la partition du secret qui envahit progressivement le champ de lévitation des corps. Du rien absolu dans lequel ils stagnaient, les corps sont désormais au centre d'une pyramide liquide parfaitement découpée, au creux de l'éther dont la neutralité vacille. Le noir et le blanc s'unissent sans avoir recours au gris. La lumière, le son et l'air, ainsi stabilisés satisfont la puissance originelle dont l'arrivée est annoncée par une symphonie échappant à toutes les clés.

Lent, lourd et majestueux, un lombric gigantesque oriente sa descente vers les corps de Jehann et de l'être aux yeux blancs, toujours immobiles dans leur cellule aquatique. Rotation ondulante, le totem vivant exhibe ses innombrables facettes métalliques articulées les unes aux autres. De ses panneaux miroitants, le dieu cylindrique éclabousse les montagnes d'opale crées par son émergence : danse lascive et feux alchimiques aussitôt réfractés. Des confins de l'incréé, des entrelacs de lumière vitale viennent perforer le triangle d'incubation et rompre l'immobilité du corps de Jehann.

Les lucioles, fondues dans la lumière, attentives au sort de leur incarnation, observent les écailles resplendissantes du générateur en action. En une magistrale représentation, les premiers balbutiements de la vie sont accordés aux corps inanimés. L'aventure cardiaque est restituée en une implacable mise en scène. Les ondes lumineuses convertissent les données divines et se concentrent désormais sur le corps de Jehann. Sans effet apparent, l'énergie fluide qui le traverse de part en part devient opérante lors des pauses imprévisibles que marque le lombric dans sa rotation rayonnante. La puissance alors concentrée convulse le corps, investit la cellule originelle, ajourne ce qui a été su, connu, vécu, puis le totem de vie reprend sa transe. Un court répit que l'être aux yeux blancs met à profit pour atténuer les échos de la décharge fulgurante. De ses mains décharnées, il parcourt les membres de Jehann, invoque la clémence de l'Esprit qui à nouveau interrompt sa danse et darde un faisceau de rayons d'une intensité supérieure à la précédente.

De son poste d'observation, Jehann-luciole craint la répétition des séismes infligées à son corps par le générateur. En cas de destruction, sa fine membrane filamenteuse devrait reprendre sa longue litanie de l'errance, porter le deuil de l'être imparfait dont elle s'est éprise pour le meilleur et pour le pire. Elle sait les temps d'absolue liberté encore éloignés mais qu'en serait-il d'une nouvelle affectation? Ne faudrait-il pas tout recommencer? Crainte renforcée par une soudain et violente accélération  de la rotation du lombric : les rayons multipliés inondent désormais la nuit utérine. Ce sont des hordes apparemment étrangères au calcul qui jaillissent maintenant des facettes uniformisées par la vitesse. Le triangle liquide vole en éclats, en gerbes de feu qu'une musique mathématique accompagne au rythme imposé par le totem dont la puissance s'accroît encore. Inéluctable assaut final, Luciole-aveugle et Jehann-luciole sont aspirées, happées, capturées sans échappatoire possible par le souffle divin qui les rapatrie dans les corps bouleversés. Le contact est instantané, la connexion insoutenable. Terrifiant éveil. Cris de tripes prisonniers des gorges sans voix, tympans noués par l'inflation inhumaine du son, les yeux n'ont plus qu'à brûler. Les consciences sont alors autorisées à prendre le chemin du retour.

 

 

 

 

 

 

 

Nuit d'humble gloire.

Léger tout à coup,

du malaise à l'aisance.

Pour prix de cette souffrance :

Grâce et Providence.

L'âme de dix mille fous

succède à ton chemin dérisoire.

 

 

 

 

Rameaux et feuillages sont tombés.

Tes racines désormais fouillent

le ciel lavé des anciennes complaisances.

Que la clarté accueille cette renaissance

et veille à une complète émergence

sans tribut versé à la rouille.

Alors viendra le temps d'une autre éternité.

 

 

 

 

Ce qui a été conçu a pu être vu.

Les très grands membres du Conseil

ont tenu leur divin engagement.

Il appartient maintenant au monde des sentiments

de concevoir un autre raisonnement.

C'est ainsi que naîtra une identité sans pareille :

celle de celui qui a vu…

 

 

 

 

De cette nuit ne peut subsister que l'enseignement d'un songe.

 

 

 

 

 

Le corps est couché sur le flanc, en position fœtale. Les doigts se décrispent un à un, relâchent un bras, puis l'autre. Les jambes sont encore tétanisées. Les yeux s'entrouvrent mais se referment aussitôt, irrités par la poussière qui recouvre les paupières. Le sable s'est immiscé dans le moindre pli, peau ou vêtement. Lentement, la conscience prend note.

Les gestes bruissent, les mouvements craquent, se heurtent aux parois du trou qui échappe encore à l'aube grise et rose. Jehann parvient à pendre appui sur un coude, affronte la lumière horizontale en se protégeant de sa main libre. Assis en tailleur au bord du trou, un spectre aux yeux blancs l'observe.

Identité de situation, comme si le jour devait confirmer la nuit, la bouche décharnée répète les deux syllabes improbables. Cette fois-ci, Jehann ne reproduit pas sans comprendre, il traduit avec un lumineux sourire : "Celui qui voit…" Et c'est au tour de Celui qui voit de sourire. Il exhibe une superbe dentition exclusivement composée d'or et de diamant. Il se lève et tend une main ferme à Jehann qui la saisit. L'ankylose d'un vieillard roué de coups rend l'extraction pénible. Crachant, toussant, c'est à quatre pattes que Jehann récupère de l'effort. Plus haut sur ses jambes, il chancelle un instant encore dans la brise déjà tiède de l'aube mais l'aventure a bel et bien changé de vie.

Une couche gazeuse moire l'horizon courbe. Jehann est attentif à l'air qui circule en lui et visite des méandres jusqu'alors ignorés. Il lui semble qu'une luciole gambade selon sa fantaisie dans les courants complémentaires. Ce peut-il qu'elle soit responsable de l'éclat particulier des cailloux du désert balayé par le regard attendri de Jehann? Celui qui voit le tire de sa rêverie en frottant l'index contre le pouce, juste sous son nez. Jehann éclate de rire, s'étonne du son clarifié de sa voix, et sort des billets froissés de sa poche de pantalon. De ses doigts agiles, Celui qui voit défroisse ses honoraires puis les agite d'une main, tandis que de l'autre il écarte une joue de sa bouche éblouissante. Au fond de l'alignement aurifère subsiste un trou incongru. Mâchoires béantes, il explique par des sons qui n'ajoutent rien aux gestes qu'il dispose enfin de la somme nécessaire à l'achèvement de son palais dentaire. Se tenant mutuellement par les épaules, ils rient un long moment vrai.

Une main sur le front de Jehann, l'autre sur sa poitrine, Celui qui voit prononce alors une interminable phrase. Il approche ensuite deux doigts formant une fourche des yeux de Jehann et l'invite à l'imitation en voilant son regard blanc. L'homme neuf perçoit le contact du front ami contre le sien mais, dès qu'il cherche à nouveau l'image, Celui qui voit a disparu. La sensation des mains rudes parcourant son corps bouleversé reste pourtant présente, vive. Seule la vacuité de l'espace visible affirme le contraire.

La lumière devient aussi chaleur. Jehann estime qu'il ne tient qu'à lui de s'envoler définitivement. Il considère cependant qu'annoncer la naissance d'une luciole à sa compagne des lunes sombres est plus judicieux que d'aller se brûler au soleil.

Et s'aimer, essaimer…

Dans la tente, une bougie finit de se répandre sur un message griffonné.

Ci-joint, un lien d'argent porte-bonheur. J'ai le même au poignet gauche. Le marchand m'a affirmé que la paire ne pouvait rester séparée, qu'immanquablement elle finissait par se reconstituer. Voyons s'il a dit vrai…                                                        Amour

Jehann délie une bourse de tissu brodé et en sort une chaînette cylindrique. Savamment articulées, les facettes métalliques assemblées constituent une succession de maillons dont la totalité forme une sorte de lombric précieux. La bougie s'éteint sous le regard émerveillé de Jehann mais la lueur est aussitôt remplacée par le mince soleil qu'admet l'embrasure de la tente. Les rayons lumineux réfractés par le lien d'argent à son poignet droit semblent indiquer une direction précise. C'est là-bas que patiente la compagne des antiques lunes, la bien-aimée des yeux déjà plus clairs de celui qui a vu.

 

                                                                                    O.D., L.R., VIII 2001


07/02/2007
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