Le temps d'un passage

Fatum

 FATUM

                         J'ai rencontré Suzanne il y a dix-sept ans, sur le campus d'une université. Au cours de ces années, en secret de sa vie officielle, nous nous sommes vus quarante-deux fois. J'ai une affection particulière pour notre huitième rencontre qui se déroula dans une chambre d'hôtel - ni sordide ni onéreuse, juste anonyme. Que dire de cet instant magique? Nos étreintes n'ont été qu'un symbole, l'essentiel n'avait pas de nom. Suzanne se faisait avorter le lendemain matin. Elle refusait un enfant à Richard qui réclamait un héritier.

            J'ai imaginé jusqu'à trop mal les gémissements de Suzanne sous les inévitables coups de boutoir de son brillant mari. Richard avait toujours confondu l'ombre et la lumière. Sous-fifre au royaume des chimères, son pouvoir consistait à gérer la carrière de quelques roitelets de l'éphémère. Je lui vouais un mépris haineux mais l'essentiel était qu'il prenne soin de la femme avec qui il vivait; la mienne à mes yeux.

            Je pourrais venir à bout des superlatifs sans en avoir terminé avec la description de Suzanne. Elle n'avait et n'a toujours rien à envier aux femelles sur l'image desquelles bave le mâle. Longueur de jambe, galbe du sein, qualité de la crinière, intensité sombre du regard, rien ne manque. C'est à dire qu'il y a là de quoi remercier ses glorieux géniteurs, pas de quoi sensément flatter l'ego. Suzanne possède en plus ce qui fait les héroïnes: la grâce, la magie, le mystère. Au moindre miroir - ascenseur, vitrine, bar - ses yeux graves croisent l'exceptionnel. Des situations peu avantageuses telles que manger des cuisses de grenouilles, éviter l'accident d'un coup de frein, rater une marche dans un restaurant, ces instants contraires à la séduction, Suzanne les joue sur une partition écrite par Eros, de nuit et de la main gauche.

 

            J'achève une nouvelle fois devant la glace le rituel de la cravate noire qui m'accompagne une fois l'an. C'est l'anniversaire de Suzanne. Richard estime qu'il est normal de tolérer les amis de sa femme. Elle aura trente-quatre ans ce soir et ce sera notre quarante-troisième rencontre. Deux sept qui, je l'espère, auront plus de pouvoir bénéfique que lors de notre vingt-cinquième rendez-vous, qui avait jadis coïncidé avec ses vingt-cinq ans. La chance, n'appréciant pas d'être ainsi convoquée, s'était payée mon cÅ“ur en déposant une charmante jeune femme libre dans ma vie. L'envoyée de la Providence me quitta rapidement pour ne plus entendre la douce musique de Suzanne, susurrée chaque nuit dans le refuge de mon oreiller.

            Je l'avoue, je suis très tendu. Ces réunions de crétins m'ont toujours coupé les jambes, noué l'estomac. La perpétuelle mise en scène du vide intégral où ils cabotinent sur le registre complaisant de la superficialité et de l'hypocrisie, cette lâche mascarade a le singulier pouvoir de me plonger dans un abîme de mélancolie dépressive. Dieu sait que je n'ai pourtant pas besoin d'un tel déballage d'artifices pour aiguillonner ma misanthropie. Que Suzanne parvienne à me traîner au milieu de ce fatras d'humanité doit suffire à mesurer les sentiments que je lui porte.

            Les cadeaux qu'elle reçoit chaque année en disent long sur la personnalité de ses amis. Pour ses trente ans, un collègue de Richard leur a offert huit jours en Casamance, dans un camp - au sens strict. Sur les dépliants, il est question d'Eden. Ni à l'est, ni à l'ouest, en plein centre d'un petit bout de paradis protégé par des clôtures barbelées afin que les dangereux sauvages qui rôdent autour n'aient pas même idée de la débauche fastueuse qui préside derrière les grilles.

            Ils n'ont honte de rien.

            L'imagination certainement stimulée par l'exemple, l'année suivante quelqu'un offrit cinq jours à Miami - prononcer mayami. Suzanne et Richard connaissaient déjà bien la condition de touriste mais ces deux cadeaux créèrent une sorte de frénésie des voyages. Leurs destinations visitaient les quatre coins du monde et le même endroit les attendait à chaque descente d'avion : une case au bord d'un lagon ou une suite de luxe dans une mégalopole quelconque; une dizaine de jours, deux semaines au plus. En remontant un peu dans le temps, à l'époque où il était encore bien vu de s'en mettre plein les narines, je me souviens de deux amies du couple se fendant d'une fiole de cocaïne et de sa petite cuiller en argent. L'air du temps soufflait dans leurs voiles de papier hygiénique, les poussant au petit bonheur de l'égout sur lequel ils flottaient avec la prétention d'y vivre intensément.

            Puisqu'il faut bien que je me présente maintenant que je les ai éreintés, imaginez l'allure d'un prof d'angoisse prématurément usé, mais revenu de rien et surtout pas de lui-même, qui dépose chaque année un livre entre les mains de Suzanne avec la simplicité de quelqu'un offrant la Connaissance. À se flinguer.

            Quant à Richard, son cadeau était la soirée elle-même. Soirée de plus en plus prisée par les demi-mondains. Il venait encore de signer de jeunes talents à la gouaille prometteuse, pourvu que l'on convainque le public de leur génie. Ce n'était qu'une question d'argent. On ne tarissait pas d'éloges sur le flair de Richard qui, accompagné de Suzanne, apparaissait souvent dans les pages people des magazines; à l'arrière plan, repérant l'angle de la photo. Il faut cependant mettre à son crédit le talent déployé chaque année pour nous étonner, nous surprendre, donner à la surenchère ses lettres de bassesse. À considérer la démesure en tant que qualité, Richard, doué pour le bonheur facile, faisait les choses bien. Il vivait pour lire l'admiration dans les regards et, de ce point de vue narcissique, réussissait parfaitement sa vie. Popularité vile mais rassurante.

            L'an dernier à minuit, deux immenses culturistes à peau d'ébène avaient livré un gigantesque gâteau porté sur de longs bâtons, à la manière d'une civière. Les parois de la pièce montée cédèrent et un couple nu apparut dans les décombres crémeux. Ils furent copieusement applaudis par le public qui vint se servir tandis que le couple se mettait en condition de copulation. La soirée s'était achevée dans la cage d'escalier avec une folle en larmes me chevauchant malgré le rempart de nos vêtements. Exaspérés par les mugissements rauques de ma partenaire à moins d'un verre du coma éthylique, les voisins nous avaient chassés. Quatorze étages à pieds avec son corps gloussant sur mon épaule - l'ascenseur étant réservé depuis quelques heures au triolisme intime. Eclaboussé par une longue gerbe ocre dès que j'avais déposé ma partenaire, j'étais resté près d'elle le temps qu'elle s'endorme sur son volant; quelques secondes.

            C'est lors d'une de nos rencontres clandestines que Suzanne s'était confiée à propos de la maladie de Richard. Des lunettes noires dissimulaient mal l'hématome qui avait failli reporter notre rendez-vous et, ce jour-là, je le concède, la grâce et la magie s'étaient absentées. Restait le mystère. Richard souffrait de démangeaisons somatiques chroniques. À tout instant, les mains superbes de Suzanne, ses doigts dont le souvenir captif meurtrissait mon épiderme, ses ongles ni trop longs ni trop courts, étaient réquisitionnés jusqu'à la fin de l'alerte. Le temps effectuant son travail de sape, les suppliques câlines devinrent des injonctions qui ne furent plus bientôt que monosyllabes grognées, au mieux combinaison d'une paire. "Dos", "-moplate", "-paule", "reins". Suzanne obtempérait sans rechigner, généralement récompensée par l'ardeur du mâle reconnaissant. Source de disputes et d'esclandres multiples, les alertes étaient imprévisibles et exigeaient leur assouvissement immédiat; quelque soit l'endroit physique de la crise, quelque soit le lieu où se trouvaient Suzanne et Richard au moment de son déclenchement. Mais la maladie venait de prendre un tour plus sérieux. Indisposée par des douleurs ovariennes, Suzanne s'était déclarée inapte malgré l'insistance de Richard qui se frottait furieusement le dos contre un chambranle de porte. Elle avait eu la mauvaise idée de le comparer à un gorille.

            Quelques jours plus tard, tandis que sa bouche souriait pour balayer ma proposition de déposer une plainte, Suzanne pleurait derrière ses lunettes noires. "L'enfer est vivable finalement", avait-elle jugé avant d'éclaté de rire trois secondes d'affilée.

            J'ignore pourquoi Suzanne reste avec ce type. Un midi de printemps, dans une brasserie, elle m'avait débité d'une traite le cliché des parents morts à la tâche après une vie de misère; ce qui implicitement justifiait tous les cynismes, tous les mauvais choix. Pourtant, Suzanne est intelligente. Malgré son gorille, elle a même réussi à lire l'essentiel. Je ne prétends pas à l'objectivité mais lorsqu'elle me rendait compte d'un livre, j'étais sous le charme de sa voix calme et profonde. Elle en savait en tout cas bien assez pour deviner la supercherie d'une fatalité atavique. J'ai pensé qu'elle comptait sur la grossièreté du trait pour me convaincre de sa sincérité. Je penchais plutôt pour une sorte de résignation mystique que je connais mieux et qui est encore le meilleur prétexte, à moins qu'il ne s'agisse de raison, pour ne rien entreprendre qui risquerait de bousculer le cours des choses. Convaincue que sa place est aux côtés de Richard, Suzanne ne participe pas véritablement à sa vie, elle consent tout juste à la subir. Gratte Suzanne! Gratte!

 

            En tant que vieux célibataire qui se respecte, la ponctualité est l'un de mes défauts préférés. Les retards calculés m'ont toujours paru trop ostentatoires. J'ai donc claqué la porte de ma tanière à la minute estimée juste et la vague des souvenirs s'est heurtée à la dune compacte du monde extérieur.

            Suzanne n'est jamais venue chez moi. Une nécessaire voie du délestement a rendu mon antre peu accueillante pour quelqu'un habitué aux fastes de l'argent. Et puis le quartier n'est pas très sûr. Le but d'une éventuelle visite ne le serait pas davantage.

 

            Suzanne, Suzanne, nous aurons mené une drôle de vie. Qui en a décidé ainsi? Moi, toi, nous deux? Ou bien Nithael, l'ange gardien des sales gosses de décembre? Quelle est cette force aberrante qui nous retient l'un à l'autre malgré l'absence, la séparation et la peine?

 

            Je fais encore mine d'hésiter un instant, comme tous les ans, puis mon bras se lève et un taxi s'arrête.

            Je ne sais pas non plus ce que j'attends de Suzanne. Rien probablement, c'est ma dernière hypothèse. Il en va de même avec ce chauffeur de taxi qui m'interdit de fumer. Je ne sais que faire ni répondre alors je ne fais ni ne réponds rien. Je reste là, cigarette dans une main et briquet dans l'autre, doute et nuits solitaires.

            Je n'ai plus d'amis. Deux ou trois anciens membres de la confrérie des égarés, de loin en loin, de plus en plus loin. Nous sommes honnêtes, nous reconnaissons à demi-mots nous ménager pour ne pas finir tout à fait seul. Les femmes que j'ai connu sont mariées maintenant, ou concubinées, c'est à dire embastillées par des souteneurs en pleine confusion virilo-oedipienne. Pour les affaires de sexe, je fais appel à des professionnelles ou utilise les réseaux électroniques mais jamais personne ne pénètre dans mon sanctuaire. J'y attends Suzanne en pensant qu'elle ne viendra pas.

            L'ascenseur n'a pas fini sa course que déjà les bruits de la fête me parviennent.

            Suzanne ouvre la porte, libérant un flot de décibels industriels, et reste un instant les bras écartés en travers du passage. Quarante-troisième image pour l'éternité.

            Si sa peau avait la pigmentation du léopard, elle serait nue à l'exception du visage sur lequel elle aurait appliqué un masque de chair. De la gorge aux chevilles et aux poignets, un voile imprimé d'animalité épouse ses formes. Des escarpins et des gants de soie sont assortis à la jungle qui la tapisse. Mythe de la sauvage sensualité, de la native volcanique, avec juste ce qu'il faut de vulgarité pour réchauffer le sang froid de ses convives. Promesse lubrique qu'elle ne tiendra qu'à son propriétaire, Suzanne connaît bien les termes du contrat tacite qui définit son rôle : rendre les hommes fous de désir tout en les convaincant que face à Richard, ils ne sont que ternes duplicata.

            Je l'embrasse en lui demandant "Comment ça s'enfile?". Cela ne s'enfile pas, la couturière a opéré à même le corps.

- C'est une idée de Richard. Pour l'enlever, il faut l'arracher.

Le bruit règne, agressif vainqueur adoré. Les poses affectées ne dépassent pas les quatre ou cinq attitudes habituelles: arrogante, détachée, niaise, sympathique, ennuyée. Ce n'est pas par originalité que j'y échappe. C'est le nombre qui me happe. L'arène des petits vainqueurs me donne le tournis, leur bruissement s'infiltre entre les basses qui font trembler les vitres et me saoule. Je tends son cadeau à Suzanne et m'empare d'une coupe de Champagne avant d'allumer une cigarette. Un verre et de la fumée sont les indispensables signes de ralliement au groupe. Enfin les regards m'abandonnent.

            Suzanne arrache machinalement l'emballage que j'ai recommencé deux fois, son attention est retenue par une couple que Richard dirige vers nous.

- Chérie, l'écrivain est arrivé et tu ne me préviens pas!

Richard me toise une seconde avec un léger sourire et me présente Bianca et Jules. Poignées de mains, bonsoir, bonsoir, air de, allure de, impression que, il semblerait aussi, je parierais que, oui bien sûr, etc. Si l'apparence, outrageusement luxueuse, qui les fait scintiller tous les deux comme une seule dent en or dans la bouche d'une vieille pute a pour mission de compenser les ténèbres dont ils ne sortiront jamais, c'est raté.

            Les longs doigts gantés de Suzanne caressent le tissu noir de l'édition interdite de Septentrion. Lentement le bout de son index retrace le chemin des lettres rouges sang gravées dans l'épaisseur de la couverture. Richard lui arrache le livre des mains et lit le titre à voix haute.

- C'est quoi? Un truc de gladiateurs?

"Septentrion signifie le Nord", corrige Jules avec un sourire indulgent.

- Le Nord naturel, celui d'avant la boussole, celui de la chance et de la virginité. Le Sept... Calaferte lisait aussi les nombres. Les Pythagoriciens pensent que la vie de l'Homme est réglée par le 7...

Richard remet subitement le livre où il l'a pris et m'entoure les épaules de son bras épais en promettant de me ramener. Toute résistance est inutile, notre tête à tête annuel est aussi réglé qu'immuable.

- Alors, toujours pas d'éditeur?

- Non, toujours pas.

- Ça doit commencer à être chiant à la longue, non? Tu sais que tu n'as qu'à me donner quelque chose à lire. Je passe un coup de fil et tu as gagné de quoi aimer la vie!

- Je te remercie, ça va aller.

J'ai tort. Il m'aime bien, il me l'a toujours dit. Et cela ne tient qu'à moi. Sa suffisance me déconcerte. D'année en année, je guette un fléchissement, à défaut de l'effondrement rêvé, mais rien ne vient; c'est atterrant.

            Nous nous sommes tout dit mais il persiste à se comporter comme si un sujet d'importance nous attirait à l'écart. Nous sinuons parmi les invités qu'il flatte un à un ou par paquet de deux ou trois. Lorsque ses paumes effleurent accidentellement les croupes ou les poitrines généreuses, les regards chavirent au signal d'un gloussement plus ou moins contenu qui assure que tout sera toujours possible avec Richard. D'un sourire, il se dégage en promettant mieux pour la prochaine fois. On en rosit de bonheur. Je regrette que le volume sonore soit trop élevé pour me permettre d'entendre ce qu'il glisse à chaque oreille. "Poisson rouge et billard japonais", peut-être. A moins que ce ne soit: "Vous êtes le palimpseste sur lequel mon foutre rêve de réécrire la partition du plaisir". En l'apprenant par cÅ“ur et en se concentrant, Richard est capable d'une tirade de cet ordre. Mais le contenu ne semble pas capital. Ce qui compte, c'est la gorge de l'élue d'un instant qu'il aborde parfois de dos afin que ses griffes ainsi sanctifiées le soulagent. Tandis que les doigts sollicités en font plus qu'il ne leur est demandé, la gorge est déployée afin de libérer un rire humide que le ventre ne saurait retenir plus longtemps. La salive étincelle alors sur le nacre des dents parfaites, à l'abri souligné de leur écrin vermillon. Au passage, on compare le temps accordé à chacune et l'on jauge l'air de rien l'effet d'une chaude complicité sur le reste de l'assemblée. Mais, pourvu qu'il soit admiratif, Richard est un chantre du consensus. Il fait en sorte que chacune et chacun s'estime l'heureux promu à une relation privilégiée avec le maître de cérémonie.

            Ah, Suzanne! Si tu les voyais! D'ailleurs, tu les vois et nous ne valons pas mieux puisque notre présence se prête à leur jeu Les vulves gonflent, les phallus se dressent. Sarabande de grands singes. Stupre effraction. Petites filles en socquettes et merde à Dieu. Maculée conception du Monde. Matrice catacombe de l'élévation. Il faudrait se couper les couilles et se boucher les orifices. Mais la souillure est là, tentatrice. Le mal, le sale et le trou de balle. Humidité névrotique. L'enfant sait de quelle bestialité il est né. Ultime subterfuge, la dépravation expiatoire révèle l'origine du monde, le chaos séminal à l'instant même de la petite mort. Hommes, femmes, vies éclaires et déraison dans le no man's land des passions. Étranges élans de succions, de tétées apparemment insouciantes, de réminiscences grandioses datant du cordon que l'on a tranché pour en finir avec l'innocence. Mission accomplie: l'homme-serpent se mord la queue et roule aveuglément vers son anéantissement. Les mues ne sont pas éternelles. Trop d'insoutenable entassé sur le dos poussiéreux des générations millénaires. Les reliquats de consciences sont à bout, la désertion inéluctable. Les clones de l'apocalypse qui paradent sous mes yeux ont délaissé l'arbre de la connaissance pour les apories de l'apparence. Nous paierons tous ce renoncement à la dignité.

 

            Le temps des effusions et congratulations salaces de Richard, je patiente poliment à l'abri de ses épaules, à l'ombre de sa carrure. Les invités me découvrent au moment où nous les quittons pour un autre couple. La pièce est interminable. Parvenu à l'autre bout, sa démonstration achevée, Richard me congédie en me dévisageant de son regard transparent. Je suppose qu'un message est à lire dans cette assurance toute léonine. Quelque chose comme une menace. Ou plutôt l'assurance que je ne puis en constituer une pour lui.

            Face à face d'antagonismes irrémédiables. De la vie des temps morts. Suspension charismatique, prodigieux vertige de la médiocrité. Je romps en silence en direction de l'amalgame de chair moite qui parade au centre de la confusion. Ma confusion très certainement, puisque l'assemblée se meut avec aisance et décontraction sur la grille convenue d'un code de comportement qui m'échappe. Je laisse errer mon regard en m'efforçant de ne rien voir. C'est une disposition particulière: je ne perçois que l'horrible, l'immonde. Il m'a fallu une seconde d'inattention, de relâchement, pour que mes yeux détectent une tartelette à la crème de brocolis et saumon, goûtée puis abandonnée sur la couverture de Septentrion. Soudain Suzanne officie et le livre rapidement dégraissé d'un revers de main rejoint la chaleur de ses seins.

            Elle attend que j'arrive pour se détourner, je la fais pivoter en la retenant par le coude.

- Que se passe-t-il?

"Rien", bien sûr. Dans ces cas-là, la réponse ne varie pas, il ne se passe jamais rien. Les conventions veulent que l'on insiste. Elle est tendue, dit-elle. Rien que je puisse espérer solutionner. Les yeux dans les yeux, en silence, "Est-ce que tu l'affronterais? Est-ce que tu sais faire autre chose que d'offrir des livres?" La nature du terrain sur lequel révéler ma hantise de tout conflit n'est pas évoquée. Je poursuis mon questionnement de circonstances, à mi-chemin entre une sincère inquiétude et un espoir d'irrémédiable.

- Est-ce qu'il t'a insultée, frappée?

Non plus, mais depuis plus de trois semaines que l'incident avait eu lieu, ici même où nous nous trouvons, Richard s'était beaucoup absenté et cultivait le mystère. Elle était inquiète, craignait le pire, soulignait une abstinence sexuelle inaccoutumée. Sa conclusion insistait sur le fait qu'elle n'avait jamais vu Richard plier, céder ou s'avouer vaincu devant qui ou quoi que ce soit.

- Ne me laisse pas, il est capable de tout.

Légère hystérie à mettre sur le compte de ces substances sans lesquelles ce genre de soirée ne peut prétendre à la postérité des mémoires volatiles. Elle paniquait, me reprochait maintenant de n'avoir pas su déchiffrer "l'avertissement" lors de mon tête-à-tête avec Richard. Je ne comprenais pas un traître mot de ce qu'elle égrenait comme les composantes d'un complot dont elle allait être inéluctablement la victime. Elle me vouait, tel un épouvantail de bois sec prêt à éclater, au travers des rails que son tyran à grande vitesse n'allait pas manquer d'emprunter pour finaliser un mystérieux plan.

- Je tenais à te prévenir.

Je n'eus même pas la présence d'esprit de lui demander de quoi. Le mystère tournait à l'énigme, la magie consistait à maintenir sous pression un vieux copain de fac encore convalescent d'être à moitié mort d'amour pour elle une quinzaine d'années plus tôt. Ses pupilles avaient envahi le brun foncé de l'iris, les narines pincées creusaient deux sillons ivoires à partir des ailettes du nez pour rejoindre la commissure des lèvres. Deux avertissements blanc de peur au milieu d'un visage à la perfection caramélisée. La voix de Richard nous a électrisés.

- Tu es prête, chérie? La surprise dans un quart d'heure... Tu vas voir, j'ai eu une idée géniale. Nos petits soucis sont déjà du passé.

Suzanne a frissonné lorsqu'il l'a embrassée dans le cou tout en plaquant une main sur son sexe. Richard a ajouté: "Je te félicite pour le choix de ton garde du corps", puis, sans oublier de s'esclaffer trop fort, il est reparti pour une tournée générale de séduction animale.

            Suzanne vida une coupe de Champagne avant de me proposer la fuite immédiate. Lorsqu'une femme se met en tête d'éprouver son prétendant, il faut toujours s'attendre à une pointe de surréalisme. D'ici peu nous allions basculer dans la quarantaine. Nous imaginer à l'entrée d'une autoroute, avec un duvet roulé sur l'épaule et un carton indicateur tendu aux voitures en partance pour nulle part, m'emplissait d'une indicible terreur.

 

            Suzanne, Suzanne! Partir. Où? A quoi bon? Pourquoi? De l'exotisme? C'est une plaisanterie? Equateur, pôles, climats, ethnies, paysages... Quoi d'autre, Suzanne? Des hommes, des femmes, des enfants, la solitude. N'avons nous pas déjà tout ça ici? Et puis fuir Suzanne, fuir... Ce n'est pas une solution, c'est beaucoup trop accaparant. Une telle agitation ne peut que nous éloigner de la résolution de notre souffrance. Non, Suzanne, la seule issue, l'unique, serait de le tuer.

 

            Je le jure, je n'ai pas prononcé un seul de ces mots. Ce n'était qu'une réflexion en aparté. Même nos regards n'ont pas communiqué. J'avais les mains dans les poches et je fixais le bout de mes chaussures. Au reste, j'abordais le meurtre de Richard en tant qu'impossibilité définitive de nous retrouver un jour, Suzanne et moi. Pourtant, lorsque son index parfumé a relevé mon menton et qu'elle m'a demandé sans un battement de cils: "Tu veux vraiment que je le tue?", j'ai bien dû admettre qu'elle avait lu dans mes pensées.

- Calme-toi, ce n'est qu'un mauvais moment à passer. Il va faire son cinéma, tu vas sourire, et dès demain nous étudierons la question.

Tout en elle s'est figé, pétrifié jusqu'à une surprenante laideur. Sous la peau, sous les chairs, indépendamment du squelette, quelque part entre le cœur et l'esprit, de sombres sentiments gorgés de fiel s'émancipaient.

- Tu es lâche. Je partirai seule… Tu ne me reverras jamais.

- Ne me menace pas de ce que je connais déjà.

J'y ai eu droit. "Salaud!". Bon. Nous ne nous étions jamais disputés d'une façon aussi cinglante. Je ne saurais dire ce que Suzanne éprouvait à cet instant mais je m'étonnais de ma légèreté. Délivré peut-être, ne trouvant rien à ajouter, je m'apprêtais à partir, rentrer lécher mes plaies et me rouler dans une mélancolie productive de vains écrits, lorsque la musique s'est arrêtée et que nous avons été plongés dans l'obscurité.

            Les femelles ont poussé un cri à l'unisson et un disque de lumière a éclairé Richard, seul face à un mur blanc, au fond de la pièce. Ne nous y trompons pas, Richard n'était pas qu'un bellâtre de plus. C'est bien le charisme et le magnétisme qui se disputaient la part du lion dans cette plastique irréprochable. Un visage de gitan noirci aux ultraviolets d'où vous clouaient deux lacs parfaits à l'insondable profondeur azur; un bleu volontiers arrogant, cernés de cils et sourcils redessinés de la même encre de geai qui lissait la chevelure; magnifique toison apache dévalant les lourdes épaules durement acquises sous la fonte afin de parachever l'allure. Le nez, refait deux fois, avait eu pour modèle celui du David de Michel-Ange. De longs favoris épais, ciselés au rasoir, valorisaient encore la bouche charnue et homologuaient la virilité de ce prototype de la masculinité moderne.

            Ce soir il était entièrement vêtu de daim, de peau souple très ajustée et assortie à son teint. Les premières mesures d'une guimauve exotique nous ont renseignés sur la finalité du show. Richard a commencé de se trémousser en prenant des poses suggestives et les applaudissements enthousiastes de l'assemblée ont crépité. J'ai cru entendre Suzanne dire "Non…" alors qu'elle plaçait ses mains de léopard devant sa bouche.

            Richard enchaînait vrilles et contorsions et enfin les épaules furent dégagées. Un bouton-pression de la chemise sauta encore et un bras musculeux sortit d'une manche. Quelques sifflets encourageants à la manière des cow-boys du Midwest jaillissaient par instant du public échauffé. La pénombre s'était laissée apprivoiser par l'éclairage de scène et les attitudes avaient sensiblement évolué. Une jeunesse entièrement recouverte de résille, cagoule comprise d'où n'apparaissaient que les yeux et la bouche, massait la braguette de son voisin en admirant la performance de Richard. Par simples secousses des épaules la chemise glissa lentement le long du buste surdimensionné. La peau ainsi abandonnée se confondit avec celle du strip-teaseur, glissa le long du pantalon identique puis s'écrasa au sol. À cet instant, Richard était face à son public en arc de cercle. Il tendit une main, on y déposa un élastique de mousse turquoise avec lequel il attacha ses cheveux très haut sur le crâne. Ne lui manquait plus qu'un cheval et la steppe infinie mais c'est une simple chaise qui glissa derrière lui. Il tira une photo de la poche arrière de son pantalon. Trois accords wagnériens retentirent et restèrent suspendus dans le silence. Le faisceau du projecteur se resserra sur le torse de Richard qui soudain pivota sur lui-même et s'assit à califourchon sur la chaise, bras sur le dossier, offrant le spectacle de son dos au public.

            Souffles coupés puis émotion oralement libérée par l'assistance. Un tatouage recouvrait le dos de Richard, de la nuque aux dernières lombaires, d'une épaule à la hanche correspondante et des deux côtés. Le tatouage représentait une grille composée de huit lignes verticales et de neuf lignes horizontales. Le repérage des soixante-douze cases vides s'effectuait à partir des lettres et des chiffres stylisés à l'encre rouge et noire qui bordaient la grille. L'alphabet de A à G occupait la rangée supérieure d'une épaule à l'autre, le numérique graduait le flanc gauche. Mon voisin, crâne rasé et buste nu parsemé d'anneaux métalliques, les jambes plongées dans un sarouel orange à bretelles, affirma que c'était un polaroïd de son dos que Richard tenait devant lui. Soudain, un nouveau projecteur débusqua Suzanne parmi les invités. Comme stimulée par le déclic lumineux, Suzanne se dirigea vers la scène où Richard animait son tatouage en faisant jouer ses impressionnants muscles dorsaux. La grille dansait, invitait Suzanne à la rejoindre pour une parade endiablée.

Suzanne avance comme une victime consentant à son holocauste. La souplesse du corps donne le change alors que la fixité du regard suggère un conditionnement. Elle marche mais la distance ne s'amenuise que si l'on y accorde une attention soutenue. L'épais silence qui règne maintenant dans la pièce n'est contrarié que par le clic-clac des escarpins qui parcourent les derniers mètres. Célébration de la démence généralisée. La jeunesse en résille ne masturbe plus son voisin, elle s'y cramponne. Suzanne s'agenouille face au dos de Richard et s'assied sur ses talons. Richard tient toujours la photo de son dos à bout de bras. Il ne tourne pas la tête, les escarpins se sont tus et le parfum épicé de Suzanne l'a renseigné. Suzanne ôte ses gants léopard en tirant précisément sur chaque doigt et assouplit ses phalanges en les faisant jouer dans l'air, bras levés, comme des serres prêtes à fondre sur les omoplates de Richard. La voix du mâle claque dans le brouillard éberlué de l'assistance: "D5". La main experte de Suzanne ratisse immédiatement la case concernée et ne l'abandonne qu'après avoir soulagé le dernier millimètre de peau. De ma place, je suis prêt à parier qu'elle n'a pas même mordu les lignes. Timides applaudissements parmi les spectateurs. Jusqu'à ce qu'un nouvel ordre impose le calme. "C4. F7. G2." Suzanne utilise ses deux mains pour organiser une rotation équilibrée entre les trois cases. L'assistance ne s'y trompe pas et applaudit la performance comme elle le mérite. Richard stoppe les vivats d'un geste autoritaire aussitôt obéi. Les indications suivantes sont une épouvantable rafale. "G6. H1. E5. B3. D9. A8." Un murmure parcourt l'assemblée. Suzanne se dresse sur les genoux, se concentre un bref instant, puis lance ses mains qui volent sur la peau de Richard à un rythme effréné. Tout à coup Richard se lève et se retourne, expédiant la chaise au passage. Son torse gonfle encore un peu, le temps de dévisager Suzanne, et il lui assène une formidable gifle qui la couche au sol. Stupeur, cris, mouvements, hésitations, calculs, craintes, ouvertures, dégoût et admiration se mêlent, se juxtaposent en attendant que quelqu'un reprenne la situation en main. Richard doublerait bien la mise. Son avis est que Suzanne s'en tire à trop bon compte.

- Je me suis pourri le dos à vie pour cette incapable! Je lui ai fait cadeau de ma peau! Et pour quoi? Pour quel résultat? Pour qu'elle aille s'égarer en B4 quand on lui demande un malheureux B3!

Deux comparses font mine de retenir Richard qui hurle et balance de furieux coups de pieds en direction de Suzanne que je ne parviens pas à relever. Elle n'est pourtant pas assommée, je vois ses yeux scruter le détail du parquet. Elle attend peut-être que Richard se calme et sélectionne parmi les panthères et tigresses qui lui offrent déjà le service de leurs ongles carminés, celles qui auront l'honneur et l'avantage de le toucher à même la peau. Soudain Suzanne me glisse entre les doigts et quitte la pièce dans la parure du dédain. Les invités silencieux la suivent du regard un instant, puis forment un cercle autour de Richard qui annonce qu'il va procéder à des éliminatoires.

            Il est toujours difficile d'affirmer ce genre de chose sans preuve formelle, mais comment ne pas envisager la préméditation de l'incident? Richard exhibe le prix qui récompensera la femme la plus richardienne de la soirée. Sorti d'un chapeau, un préservatif déroulé rempli de pilules blanches est apparu entre le pouce et l'index de l'artiste qui, d'un mouvement circulaire, soumet la récompense à l'appréciation du public.

- Manix zéro zéro deux garni de soixante-quinze colombes...

Murmures d'approbation admirative suivis d'un moment de flottement pendant lequel Richard circule parmi ses convives avec l'œil d'un éleveur inspectant son haras. Les étalons ne ruent pas dans les brancards, s'estiment au contraire honorés par la possible sélection de leur pouliche.

 

            Où es-tu , Suzanne? Partie te remaquiller? Impossible de te contenter d'un regard sans fard, tant pour paraître à la cour que pour jauger la plèbe qui roupille, cuve oucopule, au-delà des baies vitrées qui s'opposent au nord et au sud de votre bel appartement. La ville à tes pieds de jour comme de nuit et le froid des carreaux pour apaiser le feu des hématomes que t'inflige ton petit maître. Lumignons et balises de son pouvoir dérisoire. Combien d'hommes de bonne volonté, cachés, presque honteux, dans l'entassement de cette architecture tourmentée? Est-ce que tu m'entends, toi qui n'est relié au cosmos que par un satellite vomissant des images de guerres? Vous tous, là-bas au loin, dans la jungle métallique des antennes paraboliques, chacun dans son logement étriqué, ne se réunissant que pour sombrer en chÅ“ur, n'êtes-vous pas concernés par le rêve d'une vie meilleure? N'y a-t-il donc plus personne pour inventer un bonheur harmonieux, un souffle joyeux qui regonfle les utopies et renvoie la mort aux confins de la vie? Le vacarme de l'agitation industrielle ne hurle pas seulement sa haine du rêveur ou du poète, il s'attaque aux tympans du monde, engraisse le grand filet de nerfs hypertendus qui retient le beau, le sourire intérieur et l'esprit de la lumière. D'autres mondes naîtront. Se souviendront-ils de nos erreurs?

 

            La réapparition de Suzanne dans le faisceau du projecteur me tire de ma torpeur. Les lunettes noires déjà utilisées ont repris du service sans que l'on sache quelle est exactement leur fonction : souligner ou dissimuler? Ou souligner la dissimulation?

            Ombre et frisson, Suzanne nimbe l'espace d'une tension écrasante, poisseuse et malfaisante. Comme un seul homme, le cercle jusqu'alors resserré autour de l'attraction s'écarte d'un pas. Il ne vient à l'idée de personne de se mettre en travers d'un grand léopard à crinière rousse et lunettes noires. Suzanne se campe dans le dos de Richard qui a repris sa position.

- Chéri, offre-moi une seconde chance.

Le public montre alors dans son attitude cette avidité contrite qu'ont les spectateurs d'accidents de la route. Le tronc pivote sur lui-même et offre un visage de trois-quarts aux caméras qui tournent en permanence dans l'esprit de Richard. Il joue à la perfection les regrets dont l'expression est interdite par cette fierté inflexible, garante de la virilité qui nous différencie des lavettes, nous les hommes.

- Tu t'appliques?

- Tu ne vas pas en revenir, amour.

Richard reprend la pose, Suzanne fait le dernier pas.

- B3.

La main droite de Suzanne plonge vers le poignet de sa manche gauche d'où elle tire une longue tige métallique qui étincelle dans le rayon lumineux. Elle recule d'un pas pour aussitôt revenir et, en un mouvement qui allie puissance et précision, planter sa banderille qui perfore la carapace musculeuse de Richard.

- Touché, coulé!

Richard se cabre, sa main gauche tente désespérément d'attraper la petite boule de l'aiguille à tricoter qui le transperce, mais la grosseur de son biceps l'en empêche. Une goutte de sang coule le long de la colonne vertébrale et Richard a un dernier hoquet.

            C'est allé si vite que la stupeur fige encore les témoins. Suzanne se retourne et, d'une voix que je ne lui connais pas, sortie des ornières du Temps, en ligne directe avec les maléfices du génie humain, apostrophe les visages ahuris dont les yeux découvrent la finalité de leur propre vie.

- Pour qui les oreilles? Pour qui la queue?

            Les fuyards me bousculent en criant. Je reste interdit, situe vaguement la silhouette de Suzanne qui fait le tour de la chaise où Richard reste affaissé, bras ballants par-dessus le dossier. Je refuse de conscientiser la gravité de la situation, me focalise sur d'obsédants détails. Je n'aurais jamais imaginé Suzanne en train de tricoter, par exemple. Et le choix de la case B3! Jusqu'à quel point ne se sont-ils pas offert un bouquet final pour dégénérés? Non seulement le centre de cette case correspond au centre du cÅ“ur mais c'est aussi celle qu'elle avait malencontreusement raté un quart d'heure plus tôt. Et si, contrairement à ce que je pensais, je ne connaissais rien de Suzanne. Est-ce que je n'ignorais pas tout de quatre-vingt dix-neuf pour cent de sa vie? Sans parler de cette combinaison, pour ainsi dire cousue à même la peau, qui signifiait la soirée et une partie de la nuit sans uriner. Quel était exactement mon rôle? Richard était bien mort pourtant. Il n'était plus possible d'en douter depuis que Suzanne, apparemment maîtresse d'elle-même, l'avait basculé de sa chaise en le poussant du bout de son escarpin. Par contre, elle fit preuve d'une grande douceur pour lui fermer les yeux et Richard redevint aussi beau que la vie l'avait voulue. Puis Suzanne se releva, posa sur moi un regard peut-être humide qui n'exprima rien, et quitta le drame en emportant le trophée de la femme la plus richardienne de la soirée : une capote bourrée d'ecstasy. Ce n'est que lorsque le bruit lointain d'une chasse d'eau m'est parvenu que je me suis dirigé vers le téléphone.

            Deux heures plus tard, dans les décombres pathétiques de ces célébrations absurdes, alors que l'on enlevait le corps de Richard affublé de la grosse écharde qui semblait narguer la vie au milieu de sa poitrine, un commissaire et ses inspecteurs nous demandèrent de les suivre en précisant à Suzanne de se munir de ses effets personnels.

 

            Suzanne fut condamnée à cinq ans de réclusion. Crime passionnel, défaillance psychologique au moment des faits, circonstances atténuantes pour mauvais traitement conjugal, l'avocate n'avait "raté le sursis" qu'en raison du contexte que le procureur jugea satanique. Après trente mois d'une bonne conduite en univers carcéral, Suzanne fut libérée.

            Bien que je n'accorde plus la même force positive au chiffre 7, je me suis arrangé pour la visiter cent vingt quatre fois pendant cette étrange période. La première année, elle n'a pas parlé. Et je serais bien en peine de dire ce qu'elle lisait dans mes yeux. Elle n'a recouvré l'usage de la parole que le jour de son trente-cinquième anniversaire. Elle a longuement évoqué la nécessité de mourir pour renaître à soi-même. "Il en était incapable." Ensuite, il y eut une période difficile pendant laquelle elle refusa de s'alimenter, puis elle m'exposa sa crainte du dehors. Je crois qu'elle avait une liaison avec sa co-détenue qui m'a écrit à plusieurs reprises pour me dire quelle était ma chance.

 

            Un jour aussi gris que notre passé, Suzanne m'a gentiment embrassé et a glissé son bras sous le mien. Sans nous concerter, nous sommes rentrés chez moi. Durant tout le trajet, elle a dit: "J'ai froid." et "Je préfère la nuit.".

            Je fus rapidement acquis à la cause de la nuit. Suzanne en faisait des Edens temporels, interdits et voluptueux, d'un miel cristallin dont le raffinement et la fougue s'emparaient de notre plaisir jusqu'au petit matin. Mon trouble ne concernait que le jour, les heures de réflexion. De fait, à trois reprises au cours d'une même semaine, je fus tiré d'un sommeil réparateur par les ongles de Suzanne qui trépignaient dans mon dos. Lors des deux premiers incidents, j'ai dû la réveiller pour qu'elle cesse. Je peine à imaginer qu'il put exister un conditionnement aussi profond et veux croire que la tendresse ranimée en moi exorcisera sans peine la malheureuse. L'interrogeant du regard, pour toute réponse elle s'est pelotonnée au creux du lit défait, quelque part entre rêve et abandon. Mais cette nuit, alors qu'à nouveau je m'apprêtais à la secouer gentiment, je n'ai pu que constater ses yeux grands ouverts.

 

                                                                                                                        O.D., Paris, VI 95



07/02/2007
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 19 autres membres