Le temps d'un passage

FAUST

Faust           

 

 Accoudé sur le parapet, Jehann presse la pompe de son stylo, regarde l'encre disparaître dès qu'elle quitte la plume d'or. Les gouttelettes se fondent dans le fleuve, sous le pont où le vent s'engouffre dans une nuit plus profonde encore. Jehann a le même sourire qui jadis lui valait des remontrances pour insolence.

 

            - Que fais-tu?

 

            Jehann tourne la tête sans interrompre le sacrifice et découvre un vieil homme à barbiche portant cape et haut de forme.

 

            - Tu le vois bien, je vide l'encre de mon stylo.

            - Cherches-tu à teinter le fleuve ou bien à diluer le peu qui reste dans ce qui change éternellement?

            - Seconde option. Je ne tiens pas à ce que tant de banalités me survivent. Je me protège de moi-même.

            - Cette sagesse ne convient pas encore à ton âge.

            - Je le sais, hélas! J'ai d'autres cartouches à la maison, pléthore d'encriers dramatiquement pleins… Dès que le démon me reprend, je viens ici.

            - Le démon, dis-tu? Eh bien, me voici!

            - Ah, c'est toi! Je ne t'attendais plus…

 

            Plus heureux qu'il n'y paraît de s'être enfin trouvés, les compères quittent le pont d'un pas sans âge. La canne à bout ferré du vieil homme ponctue leur périple. L'un et l'autre sont avares de mots, s'amusent de leurs dispositions respectives : de l'ennui par vocation à la malignité par conviction. Parvenus à la terrasse d'un café situé sur le côté oriental d'une grande pyramide de verre, ils s'installent parmi les touristes, embryon de foule bigarrée qui ne les remarque pas. Attablés, l'apprenti commande un déca et son compagnon des lunes rondes une eau minérale et deux Alka-Seltzer.

 

            - J'ai lu toutes les versions de ton histoire… Je ne possède pas un dixième de la connaissance du docteur Faust.

            - C'est bien assez pour mes facultés déclinantes!

            - Tu as inscrit l'humilité à ton registre?

            - Garde-moi d'une telle tare! La lucidité me suffit bien.

           

Le serveur dépose les consommations, observe le vieux génie et le jeune démissionnaire le temps que le compte exact apparaisse dans la main du premier. Quand le vieillard approche son verre de sa barbiche, il ferme les yeux de contentement. Les gaz effervescents criblent son nez crochu.

 

- Qu'ont-ils fait à part ça, je te le demande?

- Et moi? Qu'est-ce que j'ai fait qui me vaille ta présence?

- Oh, ne pavoise pas! Je n'ai rien trouvé depuis plus d'un siècle, voilà tout! Soit ils estimaient pouvoir se passer de mes services, soit ils m'invoquaient si maladroitement que le voyage ne valait pas la peine. Déjà égarés, ces imbéciles! Si, il y a bien eu le petit de Charleville mais l'affaire n'a pas duré. Un potentiel inespéré mais fragile. Et tête de mule avec ça! J'ai dû abréger…

- C'est toi qui…?

- Sa souffrance devenait angélique, il fallait y mettre un terme. Lui canonisé, ses écrits eurent été entachés… Et n'auraient pas alors touché certains apprentis. Tel que tu me vois, je me remets péniblement de l'effort. Il m'a tout pris. Ce qui reste pour toi, un morveux n'en voudrait pas pour se moucher.

 

Jehann pendant ce temps ne quitte pas la pyramide des yeux. Alors que l'intensité lumineuse baisse, un arrière-plan mental très éloigné transforme le monument de verre en vaisseau orangé, posé sur la nuit. Jehann, en conscience, songe au Livre – celui qui fusionnerait tous les genres pour n'en être plus qu'un, le sien. L'unique. Père et fils d'une œuvre sans pareille. Ce n'est qu'au moment où des millions de particules de verre explosent vers le ciel sombre que Jehann quitte la surface des choses. Les facettes enflammées virevoltent au sein d'une gerbe fusante. La colonie d'étincelles effectue quelques arabesques, semble sacrifier à ses gammes, à une danse rituelle. D'autres plans, des ailleurs oubliés prennent le monde dans la nasse d'une cérémonie étoilée d'orages et d'orange. Puis peu à peu, pièce par pièce, en une harmonie silencieuse et savamment calculée, réintègre sa structure apparente. La dernière fêlure disparaît de la pyramide et, d'un coup d'œil circulaire, Jehann constate le manque d'attention des clients en terrasse, pourtant face au spectacle.

- Tu as de beaux restes pour un vieillard déclinant.

 

Le vieux génie jette un regard malicieux par-dessus son verre, le pose, fait claquer sa langue et se lève.

 

- Je ne t'ai pas dit que j'étais bon pour la casse! Allez viens, allons marcher. Si je devais écouter assis ce que tu vas me raconter, je m'endormirais…

 

Jehann parle, parle de sa voix un peu sourde. Craignant un débordement qui le ramènerait au papier, rechargeant fébrilement son stylo, il s'efforce de réprimer tout enthousiasme. Il tient bon depuis deux ans, ce n'est pas un malheureux dynamiteur de pyramide en fin de parcours qui va lui faire rompre son vœu.

À mesure que le propos s'étaye, le vieux génie s'assombrit. Les détails techniques, stylistiques, les aspirations démesurées, les synthèses grandioses, achèvent de le vieillir tout à fait. Jehann tente de conclure sur la nécessaire diffusion mondiale et souterraine d'un travail de portée universelle. Son credo repose sur une certitude toute juvénile : échapper tant aux marchands qu'à la masse bêlante, mais offrir la co-naissance à chacun. Le vieillard n'en pouvant plus, aux portes du sommeil, se laisse choir sur un banc.

 

- Bref, tu veux la même chose que les autres! Le Livre! Quelle déception!

 

Jehann s'adosse à un arbre et attend le sermon pour lequel le génie fatigué sacrifie à quelques exercices respiratoires. La préparation s'achève par des hochements de tête confirmant la déception et prédisant la teneur du propos.

 

- J'en étais sûr! Le Livre! Et la Connaissance, évidemment! Tu n'as donc rien compris! Vous n'avez donc tous rien saisi de votre réalité! Il n'est plus temps de se préoccuper de magie, de cosmos, d'alchimie, d'âme du monde ou que sais-je encore! Vous êtes désormais bien trop nombreux pour vous occuper d'autre chose que de la gestion du troupeau… Les mots, c'est fini! F.I.N.I.! Plus l'époque. Tous écrits, les livres! Terminée, la littérature! Le Temps a accouché de plus de petits maîtres que tu ne peux déjà en absorber, tu l'admettais il y a moins de cinq minutes! La situation est bloquée.

- Tu n'es vraiment plus bon qu'à de piteux tours d'illusionniste?

- Je peux t'aider… Il existe une solution… Une solution de ton époque… Une solution qui t'éviterait de déambuler tel un mort-vivant anachronique…

- Eh bien, parle! Je t'écoute!

- Aujourd'hui, c'est le temps de la bombe, petit! La bombe et ensuite on verra.

- Tu délires, vieux fou!

- Oui, je sais. C'est dur à avaler. Pourtant, c'est bien ce que tu attends du Livre, non? Qu'il fasse l'effet d'une bombe! Et te voilà qui rechigne au meurtre… Avoue que tu n'es pas très cohérent… Tu disposes des meilleures motivations qui soient : vanité, orgueil, - sous couvert de ce pauvre Prométhée encore plus usé que moi, ce qui n'est pas pour me déplaire, remarque bien! -, et l'idée même de faire un peu de place t'incommode. Pourtant, c'est mathématique, mon garçon! Un bon raz de planète te laisserait une chance de rééduquer un groupuscule de survivants…

- Le Livre, je te dis! Rien que le Livre! Le pouvoir est une chimère puante! Quant à la Gloire, elle ne nous appartient pas. Son temps n'est pas le nôtre…

- Bon, très bien. Puisque tu y tiens. Fouille donc dans ta poche de manteau… Voilà. Tu as le Livre entre les mains… N'empêche! Je reviens à mon idée de la bombe : cela aurait eu l'avantage de souffler toutes les archives. Plus un seul livre! Tu pourrais écrire n'importe quoi et devenir l'unique référence!

 

Sourd aux arguments du démon, Jehann tourne et retourne l'objet insolite bien que familier entre ses mains. De petit format, recouvert d'une peau noire vierge d'inscriptions, les pages dans leur épaisseur gravées de signes d'or, le Livre dégage une intensité particulière avant même d'être ouvert. C'est avec de vaines précautions que Jehann s'aventure au cœur du volume. D'une encre rouge sur papier jauni, tracée à la plume, l'écriture est incompréhensible.

 

- Je suppose qu'il n'existe pas de traduction…

- À toi de jouer, précisément. C'est la synthèse des six cent soixante six plus grands livres que vous ayez jamais écrits. Moins de deux cents pages ont suffi… Pour l'occasion, j'ai inventé un langage à base d'araméen, de grec ancien, de sanskrit et de latin. Un peu de sumérien aussi, ainsi que quelques formules toutes personnelles que je t'enseignerai en temps utile.

- Peux-tu au moins me dire de quoi il est question?

- Si ma mémoire est exacte – et hélas, je n'oublie jamais rien! -, l'affaire concerne ces hommes qui, pour n'avoir pas su se joindre à leurs petits camarades de jeux, ont cru bon de défier le temps à l'aide d'une ou deux besaces de bons mots, de quelques cruchons d'idéaux scabreux, le tout édifiant une pyramide de poncifs qu'un enfant de dix ans balaierait d'un éclat de rire s'il n'avait rien de mieux à faire que d'y penser!

- Oui, je sais, je sais. "Vanité, vanité, tout n'est que vanité et pâture de vent!"

- Allons, mon garçon, ne te fâche donc pas! Je te taquine… Chacun est au courant des turpitudes de l'orgueil et de la fierté dans la caboche des ces hommes et femmes prétendument libres… Mais, puisque tu insistes, je vais te le dire ce qu'il y a dans le Livre.

Les lignes de sang que Jehann scrute de ses yeux écarquillés s'animent pour n'être bientôt plus qu'un long trait rouge lumineux tournant les pages une à une. D'un geste, le vieux génie interrompt le défilement. Les mots se figent dans une rigoureuse immobilité. Du bout des doigts, Jehann constate la fixité de l'encre.

 

- Ha, ha, ha! Cela n'a bien sûr rien à voir avec les évidences dont vous avez cru bon de noircir le papier! Ce sont mes observations condensées des quatre mille dernières années. J'ai égaré le volume précédent.

- Et donc… La teneur?

- La teneur? Mais l'âge du monde, voyons! Quoi d'autre? Il faut entendre par-là, votre âge…

- Tu espères m'apprendre que nous babillons et faisons dans nos couches?

- Ah, impétueuse et intolérante jeunesse! Tu pourrais à toi seul incarner l'âge du monde! Vous êtes en pleine crise d'adolescence! Vois-tu, je peux comprendre qu'il vous ait fallu tuer les pères, les prophètes, les rois, les empereurs, et même les dieux… Après tout, ils n'ont eu que ce que votre évolution exigeait! Mais maintenant? Hein? L'horrible, le terrible avenir menace! Le présent pue la peur! Les boussoles ont perdu le Septentrion! Remarque… C'était courageux cette histoire de responsabilité individuelle. L'émancipation, je crois? Oui, non, ça y est, je me souviens : le libre-arbitre! J'avoue que je n'ai jamais tant ri que la nuit où je vous en ai convaincus! Mon garçon… Combien d'entre vous vivent sans succomber aux vertiges de l'oisiveté ou au délire de l'hyperactivité? Et ce sera long, bien long, avant que vous ne vous réconciliiez avec vous-même… C'est long, tellement long!

- Je ne comprends pas. Tu devrais être ravi, jeter de l'huile sur le feu!

- Jeter de l'huile sur le feu? Pour quoi faire? Je suis au chômage, tu ne le comprends donc pas? Le vice au service de la barbarie, que puis-je ajouter à cela? Après la bombe, au moins, nous repartirions sur des bases intéressantes… Comme au bon vieux temps!

- Mais enfin, pourquoi moi? Pourquoi n'es-tu pas entré en contact avec un fanatique quelconque? N'importe quelle secte ou gouvernement serait intéressé!

- Comme si les gouvernements avaient besoin de moi! Non, mon garçon, il me faut en convenir… Désormais, vous me surpassez.

 

Le vieux démon fatigué se laisse retomber sur le banc, dépité. Les mains ballantes entre les genoux, il désespère en silence, essaie d'attendrir Jehann qui s'efforce d'intégrer ce qu'il vient d'entendre.

 

- Dis-moi. Au cours des siècles… Tu ne te serais pas laissé pervertir par un archange ou un lama de passage? Depuis quand est-ce que les malheurs du monde te désespèrent?

- Si tu écoutais! C'est ce que je suis en train de t'expliquer… Vous avez instauré un tel chaos que j'en suis réduit pour vous déstabiliser à de périlleuses acrobaties. Je suis terriblement tiraillé par mon sens de l'éthique…

- Ainsi, même toi, tu connais le doute?

- C'est long, c'est tellement long!

 

Le vieillard pleure entre ses doigts. Jehann feuillette le livre dont l'encre coule des pages qui retrouvent rapidement leur virginité. Un instant plus tard, tandis que les épaules du vieillard sont secouées de sanglots, ce ne sont plus que miettes puis poussières dans les mains de Jehann.

 

- Et si tu admettais que, toi aussi, tu n'es qu'un instrument…

 

À ces mots, le vieux démon sans emploi relève violemment la tête. Les yeux et la bouche grands ouverts, il sonde l'abîme comme s'il venait d'entendre appeler son nom dans l'antichambre de la mort. Il fait mine de se lever du banc, Jehann s'approche pour le réconforter d'un bras secourable mais, soudain, les vêtements s'affaissent dans un bruit de fuite impromptue. Jehann écarte le haut de forme, fouille les étoffes… Le pauvre génie a disparu.

Hésitant, inspectant les alentours, Jehann se décide à enfiler le manteau. La couture d'une épaule cède alors qu'il tend le bras pour se saisir du haut de forme tout aussi peu à sa taille. C'est un jeune homme à l'allure de vieux clown qui, au fond d'une poche secrète, referme sa main sur une plume. Ce n'est qu'une plume de corbeau dont la pointe taillée est poisseuse du sang d'encre qui fait les livres, tous les livres.

 

 

O.D., L.R., VII 2001


07/02/2007
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