Le temps d'un passage

Les verrous

Les verrous

Pat reposa le combiné du téléphone et fit en sorte de ne pas croiser son visage dans le miroir en surplomb du petit secrétaire. Elle y aurait vu une grimace, un sourire ravagé par l'incrédulité, un peu comme une banderole en plein vent, bien accroché aux fossettes de ses joues creuses mais incapable de tenir en place. Persuadée qu'elle pleurait, elle renifla; étonnée, elle envoya le dos de sa main vérifier entre le nez et la bouche. Le sourire tordu devint une moue dépitée. L'absence de larmes pour une si cruelle déception la fit se redresser, se tenir aussi droite que son courage l'autorisait. La moue se contracta, élimina les plis bavards, les appels à témoins, et à la manière d'une vipère qui se tend pour ne plus être qu'un bâton de bois mort elle fit apparaître le rictus. Quand Pat fixa le miroir, son âme tourna la tête; la fin éclaboussait son visage.

            Elle enjamba quelques balles de tissus, contourna les machines à coudre et les mannequins sur lesquels elle ajustait ses patrons, fila comme un automate aux piles survoltées jusqu'à la porte du couloir qui desservait l'escalier menant au garage. "Franck?", demanda-t-elle, dès qu'elle posa ses pieds nus sur le ciment froid du garage, d'une voix qui aurait peut-être préféré qu'on ne lui répondît pas. Mais un grognement étouffé, sans signification si ce n'est celle de concevoir une présence, lui parvint de sous le capot d'une Coccinelle jaune citron. "Franck!"

- Il est quelle heure, Pat?

- Je me fous de l'heure qu'il est! Peut-être deux heures...

- Nos conventions...

- Oui, je sais. Pas d'intrusion dans nos univers professionnels pendant les heures de travail.

Depuis que leurs parents étaient morts, Pat et Franck vivaient dans le cadre d'une réglementation draconienne. Elle avait investi le living quand il s'était approprié le garage et ils ne partageaient plus que la cuisine et la salle de bains. Leurs chambres respectives, séparées par toutes les autres pièces, étaient équipées de verrous.

- Sors de ce moteur. S'il te plaît...

Franck extirpa son grand corps en s'essuyant les mains avec un chiffon noirci.

- C'est grave?

Bras croisés sous les seins, regard vrillé dans le sol crasseux, doigts crispés triturant les manches maigres, en quête d'un indice noyé par les flaques d'huile qui attesterait de la fin d'un mauvais rêve et la ramènerait quelques heures plus tôt, alors qu'elle espérait encore, elle admettait n'avoir jamais cru au miracle, réalisait que depuis le début sa confiance ne concernait que Franck, qu'elle aimait l'autre bien sûr mais qu'il n'était qu'un moyen de quitter ce pavillon dans lequel elle avait grandi si longtemps que l'odeur du cellier lui donnait la nausée. De son index replié, elle poussait sa joue entre ses dents pour mieux mordre avant de parler. Franck patientait en étalant le cambouis du chiffon sur ses mains. Il se doutait de quoi il retournait et remerciait autant qu'il maudissait l'abruti capable de résister à une fille aussi belle, aussi teigneuse, fière et têtue, aussi obsédée par son dû, que sa sœur.

- Il a cédé à son père. Il épouse cette pucelle.

Franck jugea préférable de replonger sous le capot. Il connaissait suffisamment Pat pour attendre que le venin fut craché avant de se fendre d'un commentaire.

- Elle est déjà grosse. D'ici deux ou trois lardons, ça ne sera plus qu'une vache dont il ne voudra même pas pour tirer son coup du samedi soir. Il me l'a dit! Tu m'entends, Franck? Il me l'a dit... Il ne l'aime pas. Il dit que ses seins ont un strabisme. Est-ce que tu peux imaginer de vivre avec une femelle dont les tétons se regardent en chiens de faïence? Elle aura des varices... Un pactole en bourse, c'est tout ce qu'il épouse. Sa famille se marie avec celle de cette pucelle. Il n'est qu'un pion, même pas le premier rôle le jour de son mariage. Ce type est un lâche, Franck! Il m'avait promis ce voyage... Pas la première nuit, pas la première semaine, ni le premier mois, mais après un an pendant lequel on a baisé plus qu'il ne sautera jamais cette morue! Il voulait même revendre sa voiture pour ne rien demander à son père...

- "Je te l'avais dit...", grommela Franck, aux prises avec une durit récalcitrante, renonçant au silence.

- Qu'est-ce que tu m'avais dit, monsieur je sais tout?

- Qu'on ne peut pas faire confiance à un type qui roule dans une Porsche payée par papa.

- Et alors? Et alors, Franck? Tu as raison et puis quoi?

- Et puis rien.

- Est-ce que cette remarquable sentence ne serait pas supposée régler mon problème, par hasard?

- Quel problème, Pat?

- Je vais empêcher ce mariage.

Comme physiquement repoussé par le profond soupir qu'il venait d'expirer, Franck réapparut. Il s'efforça de ne pas trop reluquer Pat qui avait maintes fois menacé de partir; jusqu'à la concession des verrous. Il ne l'avait pas touchée depuis six ans, depuis la nuit qui suivit l'enterrement des parents. Il s'étonnait de son peu d'enthousiasme à l'annonce de la rupture. Il avait pourtant bien cru la perdre cette fois-ci. Mais ce qu'il lisait dans l'éclat froid des yeux clairs et soudainement voilés, ce que clamait ce regard qui tenait à convaincre d'une plongée dans l'irrémédiable, quoi qu'il arrive, troublait Franck. Tels deux miroirs d'un même cœur aussi meurtri que meurtrier, les belles amandes aux longs cils noirs renvoyaient Franck à son combat personnel, comme si les verrous claquaient enfin dans le bon sens et qu'il redoutait plus qu'il n'espérait cet instant.

- Qu'est-ce que tu comptes faire?

- Il suffirait que tu me dises où tu as planqué le revolver du père pour régler cette histoire...

- La dernière fois que tu as eu cet engin à portée de la main, ça nous a valu quarante-huit heures au commissariat. Plus une semaine de boulot pour boucher les trous dans la carrosserie du tas de boue de ce type... Il s'appelait comment, celui-là?

- Tu as oublié comment il s'appelait?

- Puisque je te le demande...

- Il s'appelait Franck, Franck. C'est celui à qui tu as cassé un pouce le jour où je te l'ai présenté. Ça aussi, tu l'as oublié? Lequel est-ce que tu préférais? Celui à qui tu as versé de l'acide de batterie sur son pantalon? Même Paul pour qui tu disais avoir de la sympathie, tu n'as pas pu t'empêcher de mettre des somnifères dans son verre! La seule fois où nous avons invité quelqu'un à dîner...

Il se dandinait avec la grâce pataude d'un éléphant de cirque, déplaçait les outils qui traînaient à proximité, tandis que Pat, cambrure et seins généreux, s'appropriait l'espace et exigeait une réaction.

- Tu mérites mieux que ce trou du cul, Pat.

- Où est ce flingue?

Il convoqua toutes les forces disponibles, se coula mentalement dans un bain de sang froid qui tiédissait déjà, s'essaya à l'inventaire de la pression dynamométrique exigée par le joint de culasse d'une vingtaine de modèles différents; mais rien n'y fit. Il espérait à nouveau. Les verrous sautaient. Dans la cuisine, ils pourraient se frôler comme avant, ne seraient plus obligés d'attendre que l'autre soit assis pour se lever, ou le contraire. Il retrouvait le libre accès à la salle de bains, échappait à sa tranche-horaire; lui le soir, elle le matin. A l'échelle de ses souvenirs, la baignoire était spacieuse. Le carrelage résonnait encore des éclats de rire de Patricia quand il l'éclaboussait, dix ans plus tôt. Perles transparentes qui roulaient dans le creux de ses reins et disparaissaient entre ses fesses... Tendres jeux qui ruinaient les premiers essais de maquillage... Longues lignes noires qui finissaient par goutter et déposer de ravissants micas sombres sur la chair laiteuse et déjà rebondie... Graviers d'amertume voluptueuse.

- Où est ce flingue, Franck? Il appartenait à NOTRE père!

- Je ne te le dirai pas.

Pat jeta un coup d'Å“il rapide au tableau couvert d'outils, saisit un marteau, et fondit sur la Coccinelle dont elle fracassa le pare-brise.

            Elle tremblait de tous ses membres, désespérait d'un jour faire avancer les choses dans l'ordre qu'elle souhaitait, n'osait plus croire au moindre résultat sans l'aide d'un marteau. Franck lui prit presque délicatement l'outil des mains.

- Qu'est-ce que je deviendrais sans toi? Si tu tues ce type, on t'arrêtera, ou tu devras fuir, te cacher. On ne pourra plus se voir.

Elle se laissa happer par les bras protecteurs, s'autorisa quelques instants d'abandon craintif comme lorsque l'on devine que tant de douceur ne peut générer que le manque. Ou l'interdit. Elle sentit les mains de Franck glisser sous son polo puis dégrafer son soutien-gorge. Ensuite, contre son ventre, le sexe dur de son frère. Elle le repoussa si brutalement qu'il ne put que la regarder reculer jusqu'à l'établi pour y appliquer ses paumes, derrière elle, enfin offerte, déjà prête à affirmer le contraire.

- Tu as promis, Franck. Juré! Plus jamais! Est-ce que tu ne peux admettre que je ne suis que ta sœur, que j'ai aussi droit à un peu de tendresse sans que tu penses à me sauter!

Le soutien-gorge dégrafé était remonté par-dessus les seins qui pointaient maintenant à travers les mailles du polo. A mesure que ses résolutions sautaient dans le torrent de lave qui gonflait ses veines, Franck dérivait de plus en plus loin de la berge péniblement conquise ces dernières années. Une liane dansait devant ses yeux, une liane brune transpercée d'éclats lumineux, comme si elle se balançait dans le soleil; la voix aussi murmurait des morceaux de soleil.

- "Quand est-ce qu'il se marie?", demanda-t-il, affichant un sourire rêveur.

- Je les tuerai avant, je sais où les trouver tous les deux.

- Je t'aime, Patty.

- Où est l'arme, Franck?

- Non, Patty...

Mais elle avançait déjà vers lui. Ondoyante, elle dégagea habilement son soutien-gorge sans rien révéler, faisant entrer ses bras l'un après l'autre dans le polo distendu, et passa la dentelle noire autour du cou de Franck. Elle épia un instant les prunelles affolées du grand frère, n'en tira aucune jouissance, le fit savoir silencieusement, puis sa main gauche glissa le long du buste et s'arrêta sur la braguette qu'elle massa avec force.

- On pourrait peut-être prendre un bain... Quand je rentrerai. Peut-être même ouvrir les verrous... Franck... Donne-moi cette arme.

Les bains furent interdits le jour où leurs parents considérèrent qu'ils étaient trop longs et trop répétés pour des enfants de cet âge. Pat avait branlé Franck des soirs durant, jubilant en toute innocence de l'instant où le jus sortait, jaillissait en pluie gluante et disparaissait dans l'eau refroidie. Elle piaffait de joie. Petite fille aux seins lourds battant des mains dans une baignoire avec son frère, vers douze ou treize ans. Ensuite, il n'y eut plus que la nuit de l'enterrement: le sang, les larmes, et le plaisir presque insoutenable; une vie de sexe récapitulée en une nuit sans aube.

- Tu n'as pas le droit, Pat. Tu triches.

- Non. Fais-moi confiance.

Elle pressa les testicules entre ses doigts jusqu'à ce que Franck grimace puis elle reprit son va et vient en souriant.

- "Ne t'arrête pas", souffla Franck qui s'adossait à la voiture.

Au contraire, elle frottait à deux mains maintenant, deux paumes bien à plat, appliquées, les doigts tricotant le long de la colonne de tissu crasseux.

- Franck...

- Dans le tiroir.

Elle tourna la tête en poursuivant sa besogne, fixa la poignée de laiton qu'elle avait senti s'enfoncer dans sa chair, la fesse droite, lorsqu'elle avait reculé jusqu'à l'établi. Quand elle dévisagea Franck à nouveau, elle n'était plus lascive, encore moins tendre. Le rictus né devant le miroir s'était réinstallé sans peine. Elle mit cependant un point d'honneur à accompagner son frère et poursuivit la masturbation quand elle l'entendit grogner, le vit se tordre et saisir ses poignets. Elle attendit pour enlever ses mains que le tissu soit poisseux. Presque furtive, elle pivota, ouvrit le tiroir, prit l'arme dont la mince toile qui l'enveloppait trahissait la forme, et quitta l'atelier dans le même mouvement.

            Franck tourna sur lui-même et posa les bras sur le toit de la voiture pour y enfouir sa tête. Il pleurait tant par soulagement que par haine, de lui-même et des autres, tant par inquiétude que par détresse. Il luttait depuis si longtemps, depuis trop d'échecs, de filles insatisfaites, de sexes à contrecÅ“ur. Ces jeunes femmes si laides, même les plus belles, qui n'avaient pas sa grâce à elle, pas sa dureté, aucun souvenir à jeter dans la mêlée des corps. Le revolver du père n'était qu'un prétexte pour lui soutirer un permis de tuer, il avait compris ça aussi. De la même façon, il était parfaitement conscient du peu de chance qu'elle lui avait laissée. Le prix fort, la vie ou la mort, au bout d'une queue sans niche. Il se savait grotesque, vulnérable et vaincu, mais oubliait de pleurer là-dessus. Ses larmes concernaient l'inéluctable, mouillaient les pages d'une histoire écrite depuis toujours.

            Il ne s'écarta de la voiture pour monter à l'étage que lorsqu'il entendit le vrombissement de la moto à l'assaut de la petite rue calme. Il tendit l'oreille en s'engageant dans l'escalier et écouta la manière dont elle tirait sur la troisième à l'entrée du virage. Pas assez énervé pour une colère stérile, trop sec et méchant pour abandonner avant l'accomplissement.

            Franck n'aurait pas eu assez de l'éternité pour retrouver une trace de la décision de se rendre dans la chambre de Patty. Il était là, dans l'encadrement de la porte ouverte, ignorant des pas qui l'avaient guidé. Il n'osait pas entrer, souriait au capharnaüm, humait l'air qui racontait l'intimité de Patty, s'attendait à ce que la porte claquât et que le verrou retrouvât sa position habituelle. Du coton, de la soie et du nylon, de la dentelle et de l'éponge, débordaient d'une panière en osier. Il pénétra doucement, sans la moindre conscience, s'agenouilla au-dessus du linge et y plongea la tête en hurlant toute l'animalité qui les avait perdus.

            Le temps passa, presque distrait, égrenant ses heures. Franck serrait la panière contre lui. A travers la fenêtre, il dévisageait la lune ronde et généreuse surgit dans la nuit comme le diable dans une chambre d'enfant. Patty courait parmi les cratères, les mers de la désolation et tous les espaces qu'un frère ne devrait pas voir. Folle et déterminée, elle chargeait le néant alors que son visage déclinait les années, revisitait les instants tannés. Les messes basses, les regards, la complicité des silences, la fermeté de ses seins, cette nuit-là, toutes ces périodes se mêlaient pour ne plus présenter qu'une image nette, pleine et complète. Le carillon, redoublé avec force, vint figer le visage de Pat qui retrouva son rictus. Une lueur bleue zébrait la pénombre consentie par la lune. Le carillon résonna encore et Franck alla jusqu'à la fenêtre. Dans la pâleur lunaire bleuie par le gyrophare d'une camionnette, il distingua deux hommes en uniforme, messagers immobiles déguisés en gardiens de portail. Il les observa longuement. Surtout celui dont l'index trahissait la vérité et révélait le dénouement en s'acharnant sur le carillon. Ensuite, après qu'il eut vu Pat entrer dans le bureau d'un député pour assassiner son fils avant de retourner l'arme contre elle, dès qu'il eut gravé chaque geste dans son esprit, le carillon cessa et il revint à la porte de la chambre pour y pousser le verrou.

            Franck s'allongea sur le sol, face contre terre, attentif au vide qui l'envahissait peu à peu. Dans l'ombre maintenant que la lune avait disparu.


07/02/2007
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