Le temps d'un passage

Louis Calaferte

Louis Calaferte,

L'Homme vivant, L'Aventure intérieure

moins d'un an après sa mort.

 

Pour les initiés, les deux premières parutions post-mortem de Louis Calaferte sont un événement. Pour les autres, prendre à rebours le travail de ce chercheur littéraire fou de Dieu en commençant par ces deux livres diversement indispensables, ne peut que les conduire à remonter la piste.

Une note de Jean-Pierre Pauty, à la fin de l'Aventure intérieure que lui a confié Calaferte lors de leurs entretiens, précise que cette publication devait être accompagnée par un film documentaire dont la diffusion télévisée a été censurée. Déjà en l963, Septentrion fut retiré du commerce par le ministère de l'Intérieur et ne put trouver véritablement son public qu'en 1984, grâce à Gérard Bourgadier, directeur de L'Arpenteur. La simultanéité des parutions, plutôt que de nuire aux livres, souligne leur complémentarité. L'Homme vivant est l'ascèse littéraire des entretiens de L'Aventure intérieure. Dans les deux cas le credo ne varie pas : la revendication aussi incantatoire que lumineuse de l'essentielle liberté de l'homme ; la dénonciation, parfois véhémente, des jougs et autres dogmes servis par les zélateurs officiels auxquels se plie trop doci1ement le citoyen. Calaferte ne se fait pas prier pour marteler le discours que ses détracteurs ont préféré ne pas affronter, l'étiquetant chrétien misanthrope avec pour seul argument la retraite profonde de son auteur. Or, si la société répugne certainement à Calaferte, c'est une contre-vérité que d'affirmer sa misanthropie.

Sa foi en Dieu est sa foi en l'homme et inversement. "Savoir qui on est, pourquoi on est, comment on est. Ce n'est pas une utopie. Cela est possible. C'est tout ce que je prône. Je ne prône rien d'autre." Simple et pure métaphysique. Largement de quoi troubler et déranger les notables de la pensée conceptuelle empêtrés dans le ventre mou des arguties. Donc Dieu. Dieu. Dieu à chaque page ou presque de L'Homme vivant. Mais Dieu qui ignorerait les confessions partisanes ; Dieu qui serait le correspondant particulier que chacun d'entre nous peut trouver en son for intérieur ; Dieu de liberté spirituelle plutôt que d'oppression sociale ou politique. Un Dieu dont on n'a jamais entendu parler.

Les apparents paradoxes de Calaferte et la diversité/unicité de ses travaux constituent son génie – mot qu'il réfuterait avec la dernière vigueur, imposant au contraire sa certitude de n'être qu'un serviteur. Ultime pudeur d'un artiste qui a souffert autant qu'il a souhaité sa tenue en retrait de la scène ? Que leur auteur l'admette ou pas, peu de livres peuvent prétendre à un tel discours antisocial sans sombrer dans le nihilisme le plus morbide. Et génie parce que justement serviteur - Calaferte a cultivé l'habitation et la visitation. Les entretiens avec Jean-Pierre Pauty lui donnent l'occasion de rappeler qu'il n'a jamais décidé d'un livre, qu'il a toujours respecté la volonté suprême. L'implacable lucidité se déversait alors, après des périodes angoissielles plus ou moins longues, aussi bien pour évoquer l'œuvre des géants tels que Céline "un criminel de talent", Rimbaud "l'intouchable", Miller "un génie mal lu", que pour composer ses droits de l'homme vivant, avec la fausse naïveté de croire qu'ils pourraient remplacer ceux du citoyen si coriace à décourager. "Pour être ce monstre phagocytaire qu'elle est – la société a besoin de soumission." Du descriptif en tant qu'inutile pollution de l'idée première, Calaferte a conçu une mosaïque de textes bruts dont la cohésion aboutit à L'Homme vivant. Après le travail entrepris avec L'Incarnation et poursuivi par C'est la guerre, l'idée force jaillit, irréfragable et fulgurante. On cherchera en vain un mot ne faisant pas sens immédiat. "La mesure de notre liberté est inféodée à notre degré personnel d'état de conscience." Après un axiome d'une telle concision, la révélation dans L'Aventure intérieure de la seule influence que Calaferte se reconnaissait n'en sera que plus surprenante. C'est que Calaferte, à force de conviction, jouissait d'une conscience libre. L'homme et l'écrivain, d'année en année de plus en plus fusionnels, l'être, faisait profession de foi. Foi en l'homme-Dieu dont le messager est l'écriture. Peut-être ne faut-il pas chercher plus loin l'origine ou la nature de la densité particulière qui habite l'œuvre de Calaferte. Il n'est question dans ses livres que de la vie vénérée, sacrée, sciemment dévoyée par les politiciens et les hommes d'Eglises. "(...) Sociétés de morts vivants. Sociétés d'Eglises conservatrices. Sociétés d'horreur et de ruines. Sociétés de dégoûts et de honte. Réveillez-vous. Brisez. Cassez. Hurlez. Désobéissez. Soyez libres. Soyez vie. Soyez Dieu." Pas de méprise. Calaferte répondant à Jean-Pierre Pauty, précise : "Aujourd'hui, j'ai une vue de l'homme entièrement religieuse, même au-delà : entièrement divine. Il ne faut pas achopper chez moi sur le mot religieux. Je n'en ai pas trouvé d'autre, mais il n'est en aucune façon, dans mon esprit, lié au dogme des Eglises." Et lorsque son interlocuteur privilégié revient sur le parallèle souvent établi entre lui et Bloy, Calaferte récuse : "(...) Bloy n'est pas un homme charitable. (...) II me rappelle trop souvent les hommes d'Eglise. (...) Bloy m'emmerde. (...) Je pense qu'il y a chez lui un côté primaire qui aurait eu besoin de se raisonner. Je regrette qu'il ait eu ces failles, comme pour Céline. (...)" Dans la préface exhaustive aux entretiens, Jean- Pierre Pauty avertit le lecteur : "Comme Sören Kierkegaard, Louis Calaferte plaçait l'existence comme seul fondement de la création, de la réflexion, de la connaissance." L'existence en tant que profession de foi, l'existence en tant que chair de l'écrit, l'existence d'un engagement qui, asexué, ne saurait être complet. La question du sexe, qui a fait couler beaucoup d'encre à propos de Septentrion ou de La Mécanique des femmes, n'en est une, selon le leitmotiv calafertien, que par la volonté des hommes de tous les pouvoirs que le religieux se doit de réfuter énergiquement. Ainsi dans L'Homme vivant : "II n'y a pas de question du sexe parce qu'il n'y a pas de question du gros orteil ni de question de l'omoplate. (...) Notre rapport à Dieu est strictement d'ordre spirituel. (...) Dieu nous veut libres. (...) Et dites aux clercs d'Eglise que nous attendons d'eux qu'ils nous entretiennent de métaphysique – pas de couilles. Ce qui concerne les couilles relève de la médecine – pas du clergé." Autrement exprimé dans L'Aventure intérieure : "En France, une fille qui baise à quinze ans, c'est une salope. C'est bien connu ! Si elle baise à soixante, c'est une lubrique. Il faut aller chercher un certificat à la mairie pour savoir quand ce sera possible." D'un point de vue actuel et social – tout ce qu'exécrait Calaferte –, l'intransigeant auteur d'une soixantaine de livres a succombé à une overdose de bon sens. Ces vétilles qu'étaient pour lui le temps ou ses scories, les modes, ne l'intéressaient pas, ne le concernaient pas ; pis encore, ces basses considérations sont ennemies puisque l'homme vivant y perd son essentialité. Le religieux, moqué, exclu parce que assimilé au perdant par la société de consommation et d'interdits, disparaît chaque jour un peu plus sous la multitude des tièdes occupés à prospérer. Ce n'est que lorsque Calaferte déclare, étonnamment en demi-accord avec Malraux dont il n'appréciait guère le goût du pouvoir, ne pas croire en l'avènement d'un XXI' siècle religieux que l'on comprend mieux la raison d'être de cet appel anachronique. Mais ce type d'appel a-t-il jamais été en phase avec son époque ? Appel à la fois désespéré et plein d'espoir - contradiction magique dont il détenait le secret -, lancé par Calaferte à la face de l'homme, inconscient de la nocivité des boulets qu'il traîne scellés à son âme. "Mourir est une nécessité acceptable" mais d'ici là une seule règle prévaut : trouver "le passage de l'esclavage industriel à la conscience individuelle." Sinon – et l'avertissement ne dépasse pas les frais d'acquisition de l'Homme vivant – "vous vous préparez au colossal écrasement du Malheur." Pour ce qui les concerne, Calaferte et ses livres ont, plus que jamais, l'éternité devant eux.

Calaferte était effectivement dangereux : de livre en livre, ce Dieu qu'il évoque, invoque, convoque et rétorque, ce Dieu déplaît à toutes les Eglises mais parle clairement aux athées, aux anarchistes pacifistes, à tous les hommes de bonne volonté. Et L'Homme vivant a trop l'allure d'une épitaphe pour ne pas être le testament d'une certaine qualité d'homme en voie de disparition.

                                                                           Olivier DAVID

in Aube Magazine – numéro 53 – été 95

Publié avec l'aide du Ministère de la Culture et de la Francophonie

                    (DRAC Rhône-Alpes)

 

 



10/02/2007
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 19 autres membres