Le temps d'un passage

Nos amours

Un océan d'amour

 

 

Elle est rentrée plus tôt que d'habitude. J'y ai vu un geste d'apaisement, un signe d'encouragement. Si je n'avais descendu une bouteille de vin, j'aurais juré qu'un sourire s'était aventuré sur son visage. Une grimace suivie d'un geste qui lui ressemblait, un bras tendu, terminé par les jointures blanchies de ses doigts. Elle n'est jamais aussi belle que dans la colère. Le plaisir l'endort; la joie la laisse de marbre; seule la colère lui accorde pleine lumière. Un ange de fureur enfin en accord avec sa fonction. Elle a convié son autre bras à l'effort. Je voyais bien qu'elle projetait de déloger l'aquarium, de le renverser. Et cent litres d'eau, plus quelques pierres marines ramenées d'où ma mémoire était restée, même pour un ange de fureur, c'est beaucoup trop.

La maladresse est mon univers. J'ai demandé : "Qu'est-ce que tu fais?" Dents serrées, elle a dit : "Je t'aide à foutre ta vie en l'air…" Elle aurait pu prendre un couteau dans la cuisine, me le planter dans le cœur ou me couper la tête. L'aquarium, c'était juste impossible. Dès lors, amoureux fou comme je le suis, j'ai commencé à me demander si je ne devais pas la soutenir, au moins l'encourager dans son effort. Elle avait tant fait pour moi. Et puis, cela semblait très important pour elle, de balancer l'aquarium, de foutre ma vie en l'air. Songeant qu'il ne manquait plus que la terre et le feu, je lui ai proposé les bonsaïs – des centaines d'heures méticuleuses et soigneuses, industrieuses, pour parvenir à cette composition unique, mais beaucoup plus abordable pour ses frêles épaules. Son regard est allé du mien aux bonsaïs, des bonsaïs au mien, puis en trois ou quatre pas, elle a tenu le bac de terre entre ses mains nerveuses. Ses maigres biceps saillaient sous la peau, révélaient des tendons puissants, extraordinairement sauvages. Les sept bonsaïs en équilibre instable au-dessus de sa tête, dodelinant, semblaient me faire un dernier signe. Notre aventure avait été belle, oui, c'est vrai. Elle a crié, poussé un cri, et le bac de terre cuite émaillée, chargé de sept bonsaïs et de mousse recouvrant leurs racines enfouies dans une tourbe de ma composition - mes enfants pour ainsi dire - se sont envolés pour atterrir dans la vitre de l'aquarium. Plein centre. Securit 12 mm. Une explosion.

L'eau s'est jetée sur elle, imprudente, à moins de deux mètres. Elle a été repoussée jusqu'au mur du salon contre lequel elle s'est plaquée, les mains plus à plat encore, doigts écartés, les yeux pleins de panique, de désespoir. Les petits poissons sautaient sur le sol, des flots d'appartement emportaient la terre d'arbres nains. Le concept était fascinant, mais notre apocalypse péchait par son absence de feu. C'est toujours ce qui manque, le feu.

Tout problème n'étant que le révélateur d'une solution, je réfléchissais vaillamment au moyen d'intégrer le feu à cette composition qui foutait ma vie en l'air par la terre et l'eau. Le silence m'a interrompu. Tous les poissons étaient morts, l'eau infiltrée entre les lames du parquet.

Silence magistral, tout en verre brisé.

Alors, elle a dit :

- Je voudrais juste que tu acceptes de revivre.

Alors j'ai pu mesurer l'immense océan dérisoire qui sépare la vie de l'amour.


 

 

 

 

 

 

 

Combat de cerfs

 

 

Elle disait, "plus fort". Je pénétrais donc plus fort. Alors elle disait, "encore plus fort", et le bruit de nos bassins s'entrechoquant réveillait le rêve de la mort. "Encore, toujours, n'arrête jamais…" Hérésie du défi, quelque part entre inconscience et combat de cerfs. Bois et crâne qui se heurtent avec une violence inouïe dont l'écho effraie la forêt, affole la jungle, dévaste le lit qu'elle roue de coups de poings dès que ses doigts ne sont plus dans nos bouches. Je cherchais le membre turgescent dont parlent les écrivains, je ne trouvais entrant et sortant sur un rythme névrotique qu'une excroissance violacée par le sang et l'effort, martyrisée par la certitude que les dernières gouttes de semence avaient été données à l'aube. Et maintenant, le soleil était haut dans le ciel.

Ses pieds croisés sur ma nuque, mes épaules en appui sur ses mollets, elle était pliée en deux. Ses yeux noirs et chavirés fixaient éperdument l'autre côté du monde. Nous mangions nos bouches avec l'aplomb pervers de ceux qui ont toujours faim. Impossible satiété des amants du printemps. Entre encore et toujours, je reprenais mon souffle dans le creux de son cou. Je m'entendais gémir au bout de la vie. De la peau de mon dos, elle faisait un vaste tableau sur lequel ses doigts incrustaient l'idée qu'elle avait du tragique et du beau. Puis elle a dû se tourner pour enfouir ses cris dans un morceau de tissu arraché quelque éternité plus tôt. Nous avalions ces heures où jamais rien n'est trop, où les lisières les plus sombres restent blondes. Jusqu'au miracle renouvelé d'un filet juteux dont elle vint s'abreuver, nous autorisant l'épuisement. D'un murmure commun, nous avons remercié les lointains témoins de l'Olympe. Levant toute ambiguïté sur l'issue de notre combat, des sourires nous ont été décernés.

                                                                 


 

 

 

 

 

 

 

Dans ses yeux, je voyais ma nuit…

 

 

Elle avait ce regard particulier des femmes qui viennent d'aimer. Pour quelques instants, le soleil brillait la nuit. Les plis, les quelques plis qui n'attentaient pas à sa beauté mais à la raideur du masque, disaient comme autant de lettres la reconnaissance à laquelle il est défendu de rêver. Se noyer dans ces yeux-là tel un narcisse impénitent…

Elle tendit le bras pour une cigarette repoussant la future étreinte, du creux de la main je lui tendis le feu. J'étais heureux. La vie enfin nous plongeait dans un torrent d'incertitudes à goût de peut-être et de pourquoi pas. Les heures du doute sonnaient le glas de l'insouciance que notre âge refusait déjà.

Dynamiter les convenances, s'accorder le droit de vivre son état, son étant… Chimères dionysiaques qui nous happaient de leurs gueules convenues, dépourvues de nos appétences. Que faire de ces silences qu'il eut été si bon de savourer en toute innocence? Ses yeux braquaient aussitôt l'inquiétude et la culpabilité.

Ses longues jambes tremblaient de plaisir, ses cris disaient la crainte de la folie. Tout était en phase, en phase interdite. Avons-nous jamais pu nous écarter de la peur et de la plainte? Elle reprenait ses esprits en explicitant longuement le désarroi pathologique de l'enfant-roi dont elle avait fait son mari. Un tyran domestique comme je l'avais peut-être été moi-même… La mort les guettait, elle m'espérait en souhaitant leur réanimation artificielle.

Dehors, dans le petit matin si banalement blême, sa silhouette évanescente faisait la peau de ma mémoire. Elle avait la blondeur sombre des lunes perdues.

 


 

 

 

 

 

 

 

I had a dream

 

 

À quarante-deux ans, l'homme regardait tomber la pluie comme tout homme de cet âge dont le cerveau n'est plus que le corps d'un crapaud mort, pourrissant parmi les roseaux pliés jusqu'à l'enroulement.

         Ce ne sera jamais plus comme avant…

         Il tournait et retournait l'absurde convention de la formule dans son esprit mais il hésitait. Quoi qu'il arrive, peut-il en être autrement? ou Et si, pourtant. Il hésitait, certes, mais avec constance et détermination, d'une averse à l'autre, à l'abri du double-vitrage, aussi imperméable aux éléments que son crapaud mort l'était à la certitude.

Le doute n'avait tué ni le père, ni la mère, seulement le pire.

         L'improbable synthèse établie quelque part dans les méandres gélatineux, ne sachant qu'en faire, il partit pour d'autres aventures, d'autres connexions et synapses. Déjà, l'amour, cet ancien défi, le conviait en ses tentacules plutoniens. Il y consacrerait peut-être sa vie, hypothèquerait possiblement les suivantes, mais s'y vouerait corps et âme, bec et ongles. Comme jamais, en attendant la suite. Une suite capable de travestir le passé, d'infléchir la courbe du destin, de réinventer les matins quand, sur le trajet qui le menait à son bureau, la fille à moitié nue du panneau publicitaire lui rappelait le sens de la vie. Il ne rêvait même plus d'elle, il la vivait.

         Elle occupait un château vétuste composé d'une cuisine et d'une salle de bains et d'une forêt qui plongeait en contre-bas dans une rivière à truites. Elle dormait sur le toit, sous un dais de velours carmin spécialisé dans l'accueil des rayons de lune. Ils se connaissaient depuis un bon pan d'éternité mais pas au point de se rencontrer. Pour des raisons qui ne regardaient qu'eux, ils avaient été respectueux du sablier.

         Elle nageait comme une femme de trente-huit ans qui ne s'est nourrie que de baies en honorant la lumière du jour à l'ombre des eucalyptus et des frênes pleureurs. Lorsqu'il s'accroupit sur la rive, poussiéreux et charmé, elle feignit de ne pas le voir, continua de jouer avec une truite saumonée aux évidentes dispositions lesbiennes.

         Elle aussi s'était promise que cela ne durerait pas. Son refus, peu à peu était devenu patent, puis violent. Le temps lui donna raison en s'associant au rêve et à l'introspection. Après avoir courtisé le désir pour échapper à la peur, elle se confronta, vainquit, et découvrit le plaisir à l'instant où il s'accroupit sur la rive. Synchronicité majeure.

         Au loin, les éclats de la guerre des hommes et des femmes de l'autre monde embrasaient les vestiges du ciel. Il observait le rougeoiement dans le miroir de la rivière. Il les avait semés, elle avait cessé de jouer avec la truite maintenant relâchée. Le temps qu'elle quitte le lit, ses muscles dominèrent le courant – le couturier en saillie. Son sourire éclatait aussi sûrement que la guerre des autres. Elle s'étendit à ses côtés avec un soupir de bien-être, il lui fit l'amour sans la réveiller.

Déjà le vigile de l'usine rabaissait la barrière…


 

 

 

 

 

 

 

Elle

 

 

Elle rêvait château en Espagne, je pensais cabane au Canada. Nous habitions chacun chez soi, notre couple errait dans un appartement dévasté par le temps. L'ennui et la jalousie patientaient dans le boudoir, sûrs de leur puissance. Parfois, les intervenants s'imposaient avec une telle pertinence que les couleurs de la fin se fondaient dans le générique.

Lors de nos joutes oratoires, elle conférait au mutisme une certaine éloquence. Elle n'hésitait pas à "sonder mon âme malade". Tout venait de mon manque d'ambition, c'était la version officielle. En coulisses, on murmurait. Il aurait été essentiellement question d'une connaissance commune dont les généreux appâts avaient suscité une fougue irraisonnée. Un samedi soir, dans un escalier menant à une cave bourgeoise. Impossible de me souvenir de son prénom. Juste mon pantalon sur les chevilles et son regard, à elle, en haut des marches. C'est depuis cette nuit-là que je "manque d'ambition". La contre-plongée de son regard, je suppose.

Nous était mort, nous le savions. L'admettre ne pouvait qu'être long, insensément long. Une agonie. Comme ça, à vue de nez, le prix du bonheur consommé/consumé. Lui offrir de la lingerie n'a rien arrangé. Elle m'a suggéré de remettre les articles "à qui de droit" ou de les porter moi-même - en adéquation avec mon égocentrisme. Nous étions petits, médiocres, c'était insupportable.

Exténuée par l'attente en générale et mon immobilisme en particulier, elle est partie. Un midi de mai, par un soleil radieux. Un évanouissement dont je me suis pris à tomber amoureux. Ce n'est que le soir venu que je me suis souvenu du prénom de la femme de la cave. Elle s'appelait Elle aussi.

 

Madeleine et la pensée magique

 

 

Madeleine était une plante bucolique, un soleil à contre-emploi. Par grand-beau, on pouvait la croiser sur le chemin qui mène au lavoir - à pieds ou à vélo mais toujours avec son chapeau de paille et une robe à carreaux. Les étés où son ventre s'arrondissait, elle resplendissait davantage encore. Elle n'était plus que vie et chaleur, une source de tendresse et de douceur sensuelle. Puis, un hiver, dans mon dos, son mari est parti. Abandonnée avec ses deux filles en bas âge et une petite épicerie pour laquelle ses bras ne suffisaient qu'à peine, elle troqua ses robes à carreaux pour une blouse. Il m'en fallait plus que ça… Même une parka de l'armée ne serait pas parvenue à tiédir la passion que Madeleine soufflait à mes jeunes années, soufflait sur ma virginité.

Selon ma grand-mère, les hommes du village n'avaient jamais montré tant de disponibilité pour aller faire les courses. A Pâques ou début juillet, j'arrivais en me persuadant que, cette fois-ci, elle aurait cédé aux avances d'un avocat ou d'un dentiste quelconque, échoué par hasard, un soir de dépannage de cacahuètes, à l'heure du scotch soda mortel avec Madame. Dans mon esprit, il était hors de question que le type ne succombe pas; tout aussi exclu qu'après deux fois toutes les saisons traversées en solitaire, elle n'ait pas un léger moment d'égarement… C'était bien naturel. Et quand bien même le dentiste ou l'avocat ne disposerait que de l'acuité visuelle d'une taupe, la queue des mâles avides de la souiller ne désenflait pas dans l'épicerie…

Je n'avais que quinze ans, nos étreintes ne pouvaient avoir lieu qu'à travers le rideau du salon où je m'acquittais de mes devoirs de vacances. Parfois, pour bavarder, un client la retenait sur le trottoir. Elle en profitait pour remettre les tomates et les melons en place. Montée sur la pointe d'une espadrille, l'autre jambe tendue vers l'arrière, elle se penchait jusqu'à effleurer de ses seins les premières rangées de fruits et de légumes… Quand il faisait très chaud et que ma grand-mère mettait la fenêtre à l'espagnolette, je l'entendais rire. Quand elle soufflait pour repousser sa frange en arrière, elle me faisait rire aussi. Le pire qui pouvait arriver, c'était un camion de livraison interminablement garé devant la vitrine. Insupportables visions d'aveugle!

J'avais fini par demander à ma grand-mère pourquoi l'homme était parti. "Avec ce genre de femme, mieux vaut ne pas trop s'attacher, mon garçon…", avait répondu la vieille, les yeux plissés pour un regard entendu horriblement prévisible.

- Ils ont quand même eu deux enfants…

- Il arrive que les grossesses assoupissent le démon…

Quelques nuits de veille en embuscade dans le salon m'avaient permis de vérifier que la calomnie était toujours l'un des fleurons de l'arsenal venimeux de ma grand-mère… Pas une lumière furtive, pas de voiture inconnue garée devant l'épicerie à une heure indue, pas non plus de porte furtivement entrouverte et aussitôt refermée sur une rapide étreinte de couloir… Rien. Une femme, seule, au milieu de l'univers, veillant sur ses deux têtes blondes comme un sacerdoce, un sacrifice aberrant. Je sentais la chaleur de sa peau, de l'autre côté de la rue, de la nuit, de nos vies…

L'hiver suivant, ma grand-mère est morte et la maison a été vendue. Lorsque enfin j'y suis retourné, cet été, avec ma jeune épouse, prétextant un crochet proustien sur la route des vacances, l'épicerie avait disparu, remplacée par une agence bancaire. J'en ai éprouvé un merveilleux soulagement, une libération. Puisqu'elle avait disparu, que je n'aurais donc jamais pu la retrouver, alors je ne l'avais pas trahi… J'ai tourné la tête vers ma femme qui peinait à saisir la dimension bucolique de ce détour par un village mort. Je lui ai souri. Elle était magnifique dans sa robe à carreaux, avec son chapeau de paille et ses espadrilles.                                                                                     

 



07/02/2007
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